Le GR2013 de la métropole d’Aix-Marseille, un sentier pour contribuer à faire société

Tribune publiée dans le journal Libération le 30 juillet 2023

Le sentier de randonnée métropolitain qui relie trente-huit communes autour de Marseille fête cette année son dixième anniversaire. Plus qu’une simple marche, ce chemin vise à révéler les interdépendances et les fractures du territoire.

Le GR2013, un sentier de randonnée dit «métropolitain», célèbre cette année ses 10 ans. Ce qui le différencie des GR plus classiques, c’est qu’il est urbain et périurbain certes, mais surtout qu’il prend explicitement acte du fait que tout sentier de randonnée constitue un récit de territoire. En donnant à voir certaines choses et en omettant d’autres, un sentier peut donner aux paysages qu’il traverse la capacité de nous faire penser. Le tracé du sentier dessine deux boucles autour de l’étang de Berre et du massif de l’Etoile, reliant trente-huit communes de ce qui allait devenir la métropole d’Aix-Marseille. Elles se rejoignent en un signe de l’infini à la gare d’Aix-en-Provence TGV, posée sur le plateau de l’Arbois. C’est une infrastructure physique légère : un tracé sur les cartes IGN, l’assurance d’une continuité pédestre, des balises rouge et or, un topoguide.

Cette infrastructure révèle une vérité trop souvent oubliée : quelles que soient les assignations et ségrégations spatiales, nous sommes toujours sur le même sol. C’est sur un même sol que se dressent les résidences fermées du sud de Marseille, les cités précarisées des quartiers Nord, les zones commerciales de Vitrolles, de Plan-de-Campagne, d’Aix-la-Pioline ou encore les zones industrielles du pourtour de l’étang de Berre. C’est encore sur ce même sol que se dressent les massifs du Garlaban, de l’Etoile, de la Nerthe et de la Fare, que coulent la Cadière, la Touloubre, l’Arc, l’Huveaune et les petits fleuves côtiers comme le ruisseau des Aygalades.

Monde social très fragmenté

Le GR est l’ébauche d’une enquête, toujours à reprendre, consistant à pister les interdépendances entre toutes ces réalités qui paraissent lointaines, fragmentaires et parfois même incompatibles. Comment sort-on aujourd’hui à pied d’une ville comme Marseille ? Quelles réalités foncières traversent les infrastructures d’adduction de l’eau potable ? Comment franchir une autoroute ? Est-ce possible de se faufiler entre les golfs et les résidences privés jusqu’aux terres agricoles qui restent ? Qu’est-ce qui concentre aux mêmes endroits stands de tirs, aires d’accueil de gens de voyages, transformateurs électriques, lieux de cruising gay ou encore décharges officielles et sauvages alors qu’ailleurs se concentre la richesse ? Comment passe-t-on d’un monde à l’autre ?

Il ne s’agit pas de nier les frontières invisibles que produisent un monde social très fragmenté ou les logiques de zonages urbanistiques et économiques qui composent l’espace métropolitain. Il s’agit plutôt de comprendre par l’expérience physique et sensible comment ces fragmentations se matérialisent, par quelles opérations elles prennent corps, mais aussi de se rappeler que toujours les vies débordent ces zonages. Au milieu de la zone commerciale de la Valentine, le vieux village se cache ; dans l’enceinte de l’aéroport, les oiseaux habitent les anciens salins du Lion ; dans les forêts domaniales de Septèmes, une carrière Lafarge capte les sources d’un cours d’eau… Sous les zonages, les terres communes – pour le meilleur et pour le pire. Depuis la création du GR dans le contexte de la Capitale européenne de la culture, ce sentier hybride est un espace depuis lequel on peut contribuer à faire société. De même que le GR2013 participe à déjouer l’impuissance face aux assignations spatiales, explorer et expérimenter l’activation d’un tel sentier demande de refuser les assignations disciplinaires.

Tantôt équipement culturel, tantôt école buissonnière, parfois zone à ménager (ZAM), support de constructions d’«hospitalité» ou même «tiers-lieu de plein air», il a fallu multiplier les manières de nommer le sentier pour en comprendre les potentialités. Ces randonnées se rapprochent parfois de pratiques d’éducation populaire, parfois des arts de la rue ou du paysage, parfois du séminaire d’écologie politique. Elles flirtent avec les sciences participatives comme espace de veille territoriale. Elles se font aussi carnaval, ferment de micro-communautés émergentes.

Une manière de se relier

Dans tous les cas, ces marches sont une Tribune publiée dans le journal Libération le 30 juillet 2023invitation à aller dehors, collectivement, à enquêter sur les lieux qu’on habite, à pister les interdépendances territoriales, à se raconter les myriades d’histoires qui fabriquent quotidiennement tout milieu de vie. Ces marches croient en l’importance de la mise en commun de la diversité de nos savoirs. Si l’on veut que les terres soient communes pour le meilleur et pas que pour le pire, il faut apprendre à faire communauté.

Marcher est devenu une manière de se relier, métaphoriquement et physiquement, de redistribuer la hiérarchie habituelle des savoirs (l’agent de sécurité apprendra à la philosophe, l’écologiste écoutera attentivement le collectif habitant autour de tel vallon, l’urbaniste passera la journée les pieds dans le ruisseau qu’il n’a vu qu’en carte et s’en laissera émouvoir). Mais on ne peut prédire à l’avance ce dont cette redistribution nous rendra capable. Ces marches sont un pari sur le fait qu’apprendre à faire sens en commun est susceptible de nous rendre plus résilients – intimement, collectivement, écologiquement.

Une proposition qui mise sur notre capacité à faire sens en commun, sans prédire ce que cette capacité devrait rendre possible, c’est ce que la philosophe Isabelle Stengers appelle un «dispositif génératif», et qui appartient aux arts de la palabre. Ces arts participent, suggère-t-elle, à la résurgence des communs, comme capacité à lutter contre les formes d’accaparement et de destruction auxquelles nous faisons face. Dix années d’expérimentations à partir du GR2013 ont permis de donner de la force à cette hypothèse. La marche collective comme palabre ça commence très simplement, c’est partir marcher et se raconter des histoires. Et de proche en proche, dans le temps long du processus, se réinventent (ou se redécouvrent) de potentiels communs territoriaux.

par Antoine Devillet et Julie de Muer

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