Sandro Piscopo Reguieg
-27/05/2024
De l’agriparc à Dragon Ball ZAC… 48h en quête de terres !
Un reportage feuilleton sur les 48 heures de l’agriculture urbaine (24 et 25 mai 2024), par Sandro Piscopo Reguieg

Me voilà arrivé au pied du massif de l’Étoile, à l’extrême nord de Marseille, en pleine campagne, et pourtant en pleine ville, nous sommes dans le 14e arrondissement. Je viens de croiser les cités Picon et Font-Vert sur la route, je crois qu’il est prévu d’aller y faire de la cueillette demain. Pour l’heure, j’ai rendez-vous avec Julie dans la ferme des Jardins de Julien : Julie est la chef d’orchestre du Bureau des guides du GR2013 (ou « Bdg »), et ce week-end, le Bdg participe aux 48 heures de l’agriculture urbaine, un festival qui parle d’agriculture en ville et d’alimentation durable. Au programme de ces 48 heures : une conférence-projection le vendredi, suivie d’une trilogie de balades-cueillette le lendemain autour des Jardins de Julien, du tiers-lieu de la Tour-Sainte et du fast-food social l’Après M. Avec, en point d’orgue de ce week-end, la dégustation d’un « Mac Fleuri » aux plantes sauvages des quartiers !
Ce qui m’a attiré dans ce guêpier, c’est d’abord le devenir des riantes campagnes de Sainte-Marthe, parmi nos dernières campagnes préservées de l’urbanisation, que je croyais définitivement à l’abri depuis 2020 et l’annonce par la Métropole de la création du futur « Parc agricole des piémonts de l’Étoile » (ou « agriparc »), censé sanctuariser ces terres fertiles des quartiers nord. Souviens-toi, 2020, la grande pandémie… On rêvait le « monde d’après », les élus et candidats parlaient « autonomie alimentaire », « circuits courts », « zéro artificialisation nette des sols » ; des paysans nouvelle génération allaient repeupler le terradou pour que nos minots puissent manger bio à la cantine ! La création de l’agriparc de Sainte-Marthe était une super nouvelle puisqu’elle entraînait en toute logique l’abandon de la « ZAC des Hauts de Sainte-Marthe », ou l’horreur absolue. Depuis le début des années 2000, la ZAC des Hauts de Sainte-Marthe fabrique de la ville sur la campagne : déjà 2000 logements sur 150 hectares de nature bétonnée. Un « écoquartier ». Il faut aller sur place, voir de ses yeux l’absurdité de ce morceau de ville isolée dans la prairie. Les immeubles qui ont poussé ici ces vingt dernières années ne sont pas plus laids que ceux qui ont massacré à la même période mon quartier du Rouet, mais ils ont été construits sur un Eden irremplaçable, ils sont un acte de violence contre le paysage, et on ne peut qu’avoir honte pour le pauvre Gabriel Audisio, cet écrivain que je ne connais pas, mais dont le nom a été donné à l’artère principale de cette folie. En 2019, heureusement, les élus ont fini par changer de vision, et la création de l’agriparc signifiait donc l’arrêt du bétonnage de ma campagne préférée, ouf ! J’oubliais que la ville est un organisme vivant, jamais figé. Les documents d’urbanisme peuvent être modifiés et ils le sont régulièrement. La semaine dernière, cela faisait plus de trois ans que la Métropole avait annoncé son projet d’agriparc quand au détour d’un rond-point, Julie du Bdg me balança soudain ces mots : « – Il est question de rouvrir Sainte-Marthe à l’urbanisation dans la prochaine modification du PLUi. » Ce qui créa en moi une grosse montée de stress (j’ai repensé à la rue Gabriel Audisio). Il semble que le « monde d’après » durable et écolo de 2020 soit entré en collision brutale avec une autre urgence : « Il faut construire ». On l’a compris l’année dernière avec la « démission » de l’adjointe à l’urbanisme jugée trop avare en permis. Il faut construire. Marseille manque de logements neufs. Il faut du foncier libre, de la terre pas chère, et tant pis pour le bio à la cantine ! J’ai donc pris l’affaire très au sérieux quand Julie m’a parlé d’un possible come-back de l’écoquartier écocide ; j’allais profiter de ces 48 heures sur place pour mener mon enquête.
La campagne, la rocade et l’écoquartier
Me voilà au pied du massif de l’Étoile, à l’extrême nord de Marseille, en pleine campagne et pourtant en pleine ville, la rue Gabriel Audisio n’est qu’à un kilomètre plus bas. Je me gare sur une parcelle-parking, il est 11 heures et il fait gris. Le débat et la projection de ce soir doivent se dérouler en plein air, le grand écran en toile est posé sur l’herbe, les nuages menacent mais personne ne s’inquiète. Je suis accueilli par les adhérents des Jardins de Julien, un jardin collectif où tout se partage, j’arrive pile pour le café. Julie discute avec Jean-Claude, le paysan finistérien a traversé la France pour participer à la conférence-débat de ce soir, il parlera notamment de la « sécurité sociale de l’alimentation ». Je lui dis que c’est une belle utopie. Il me répond que « l’utopie, c’est la société d’abondance actuelle ». Enchanté. Avec lui, il y a Nicolas, un informaticien provençal en reconversion dans l’élevage de poules ; il a participé à l’écriture de Reprendre la terre aux machines, le manifeste de L’Atelier Paysan, et il héberge Jean-Claude pour le week-end. Julie prend le temps de faire les présentations, c’est-à-dire de présenter le territoire à ses invités, il est vrai que le Breton ne s’attendait pas à trouver des fermes dans les quartiers nord de Marseille.
On lui raconte le terradou, le terroir des bastides, cette banlieue agricole qui ceinturait autrefois la ville et qui a permis à Marseille d’être en autosuffisance maraîchère jusqu’aux années 1950. Un miracle rendu possible par les eaux du Canal de Marseille qui au milieu du 19e siècle ont transformé ces terres arides en vertes prairies ; c’est ainsi que des vaches laitières broutaient l’herbe de Sainte-Marthe, et que les Marseillais surnommaient leur terroir la « Petite Suisse », sans exagérer. Des vaches à Marseille, Jean-Claude a du mal à s’en remettre. On va voir le Canal qui passe derrière les Jardins des Julien. Le paysan est impressionné par cet ouvrage bâti dans les années 1840 pour acheminer l’eau de la Durance, à 80 kilomètres d’ici. L’eau claire du Canal de Marseille coule sous nos yeux. On apprendra pourtant que les Jardins de Julien ne lui sont pas raccordés, « trop compliqué » dira mystérieusement Marc, le jardinier philosophe. Marc habite Malmousque mais il passe le plus clair de son temps dans les quartiers nord où il enseigne la philo, et où il cultive son jardin collectif. « Les Jardins de Julien, explique-t-il, ce n’est pas un jardin partagé en parcelles privatives, mais une grande parcelle que nous travaillons en commun. » La trentaine de citadins-jardiniers partage les récoltes, les décisions, et aussi quelques bonnes recettes – j’aurai l’occasion de les goûter demain lors de la journée portes ouvertes. Et dire qu’ici, à la place des jardins potagers et des chênes centenaires, devait passer une rocade, la « Rd4d », reliant la Valentine aux Aygalades, sorte de L3 dans les cartons depuis la fin des années 70. J’imagine un grand immeuble au bord de cette rocade, une résidence qui dans la tradition des Trente glorieuses aurait pu s’appeler « la Charlotte », du nom de l’ancien domaine bastidaire qu’elle aurait remplacé. Dans ces espaces en attente, quelques pionniers ont créé les Jardins de Julien il y a une dizaine d’années en priant pour que la rocade ne se fasse jamais. Occuper la terre, la travailler, c’est ne pas l’abandonner aux bétonneurs. Le projet de rocade semble aujourd’hui enterré. La campagne Charlotte survivra-t-elle à l’écoquartier ?
Déjeuner sous la serre à tomates
Il est midi et demi, les nuages se font de plus en plus gris et menaçants. Julie a prévu de nous emmener déjeuner dans une autre ferme toute proche, la ferme de l’Étoile ; c’est elle qui prend le volant, elle fait un détour par la rue Gabriel Audisio par égard pour Jean-Claude, il est consterné. On arrive sous la pluie. Une table nous attend dans la serre à tomates, on déguste des radis et des carottes de la ferme, Julie a apporté de la brousse du Rove. On fait la connaissance d’Alice et Quentin, jeunes néo-paysans des quartiers nord. Elle travaillait dans la culture, lui se destinait à la recherche, ils font aujourd’hui pousser des fruits et légumes bio à Sainte-Marthe. Avec le sentiment de donner du sens à leurs vies. La ferme de l’Étoile appartient à la Métropole, cette parcelle leur a été attribuée en 2020 alors qu’ils avaient à peine achevé leur formation d’agriculteurs. La première chose qui m’étonne, c’est d’apprendre qu’Alice et Quentin ne vivent pas sur place : tous deux rentrent chez eux le soir et reviennent à la ferme le lendemain matin, comme un boulot dans un bureau. J’imaginais naïvement que tous les paysans résidaient sur leur exploitation ! Comme le soulignera plus tard Jean-Claude, paysans et consommateurs sont comme deux mondes qui ne se connaissent pas ; on devrait organiser des déjeuners sous la serre plus souvent. Alice et Quentin m’apprennent qu’ils ont des week-ends et même des congés. Ils ont l’air fatigués. « Sans les aides, on ne s’en sortirait pas. » Les néo-paysans vendent leur production à des restaurants ainsi qu’à des particuliers via des paniers bio. Les cantines scolaires, ce sera peut-être pour plus tard. Il semble que les cuisiniers de nos écoles ne soient pas formés à travailler des légumes bio, seulement à réchauffer les plats de la Sodexo.

Salade de rudérales
Ils seraient de plus en plus nombreux, comme Alice et Quentin, à rêver d’une reconversion à la ferme ; je me dis que c’est peut-être ça l’avenir. Jean-Claude ne dit pas le contraire. Le paysan à la retraite estime que pour nous libérer des machines et des pesticides, il faudrait un million et demi de paysans en France (contre 400 000 actuellement). Il faut tout simplement des bras pour faire le boulot que les robots et la chimie font à notre place. Il faut aussi des terres fertiles, et ça tombe bien parce que notre terradou de Sainte-Marthe n’attend que ça. La pluie s’arrête. Il est 15 heures. Julie nous ramène aux Jardins de Julien, on a rendez-vous avec des « jeunes » – on s’excusera tout le week-end de les appeler comme ça. Il y a Domitille en salopette, Élisa en pattes d’éph, Quentin et son t-shirt Kurt Cobain, Gabriel jamais sans son chapeau à plume ; ils sont une dizaine, originaires d’un peu partout en France, et ils effectuent leur service civique dans les quartiers nord de Marseille. À force de les croiser, Julie leur a proposé de jouer les guides pour des « ateliers cueillette » pendant ces 48 heures de l’agriculture urbaine.
Cet après-midi j’assiste à la répétition générale. Il fait grand soleil. On se promène dans les champs et les sentiers, les jeunes me font goûter les plantes sauvages du 14e : la calament népéta, comparable à de la menthe, la roquette, aussi bonne qu’au restaurant, le fenouil au goût anisé, et bien sûr la mauve, trop facile à reconnaître. Toutes ces plantes sont dites « rudérales » m’apprend Zoé, c’est-à-dire qu’elles sont capables de pousser dans des décombres, elles sont souvent l’indice d’un chantier, d’une friche, d’une ruine urbaine, on les croise à tout bout de champ à Marseille. Gabriel compare les jeunes des quartiers nord à des rudérales – il est de Frais-Vallon. Dans les sentiers de l’Étoile on trouvera de mystérieuses maisons démolies. Une citerne abandonnée dans ce désert est recouverte de graffitis. La ville n’est jamais loin. Elle se dévoile à nous spectaculaire alors qu’on grimpe la colline ; nous voilà en haut de la cuvette marseillaise, panorama sur la ville : on voit la Super Rouvière, tout là-bas, à l’extrême sud ! Face à nous, la mer bleue et le Frioul, les tours d’Euroméditerranée brillantes et disproportionnées, toute la masse urbaine de Marseille contenue dans le cirque calcaire. Jean-Claude n’en perd pas une miette. « Je comprends enfin où je suis », me dit-il, en cherchant le Vieux-Port dans la mosaïque.

De retour aux Jardins de Julien il fait toujours aussi beau, le public commence à arriver. Une conseillère métropolitaine toute sourire est en train de serrer des mains. Julie l’interroge en coup de vent sur cette histoire de PLUi modifié et ses incidences sur l’agriparc. « Tout va bien, rassure-t-elle. Sur les 100 hectares de l’agriparc, 80 sont confirmés, c’est sûr. Martine voudrait 100 hectares mais il y a 20 hectares que bon… c’est compliqué. Mais il y a pas de souci sur l’agriparc, ce sera 80 ou 100 hectares, c’est sûr. » Je ne suis pas du tout rassuré.

Manifeste pour la sécurité sociale de l’alimentation
Il est 20 heures, la conférence de Jean-Claude va commencer. Une petite centaine de personnes a fait le déplacement. On s’installe sur les bancs et les transats, certains s’allongent dans l’herbe. Le paysan à la retraite déroule son argument. Producteur bio pendant près de 40 ans, il constate sur les marchés que ses clients se ressemblent, issus des mêmes catégories socio-professionnelles, des mêmes quartiers. L’alimentation devient un marqueur de classe, les consommateurs de bio ne vivent pas dans les quartiers populaires. Cette prise de conscience l’amène à remettre en cause le modèle de production actuel : la société d’abondance est délétère. L’agriculture industrielle et la nourriture à bas prix créent la destruction de la paysannerie, la destruction de l’alimentation, la destruction de l’environnement. Jean Claude propose : « Si demain nous voulons tous manger correctement, il faut installer une société de paysans : un million et demi de personnes en France au bas mot. » Dont quelques-uns à Sainte-Marthe, donc. On en vient naturellement à la sécurité sociale de l’alimentation. Le paysan engagé l’imagine sur le modèle de la sécurité sociale de la santé. En donnant à chacun les moyens de mieux se nourrir, la sécurité sociale de l’alimentation rend son prix réel à la nourriture, ce qui permet aux paysans de produire une alimentation de qualité. C’est du moins ce que j’ai compris.

La nuit est tombée, pause buffet. Tout le monde se régale dans une ambiance conviviale et un peu agitée, j’ai pratiquement tout le Bdg à ma table : Floriane, Marine, Noémie, Mathilde, Marielle (et la maman de Marielle). Je retrouve Fathi et Rachid que j’avais rencontrés dans leur paradis du vallon des Mayans, ma première balade post-confinement – ça crée des liens. Ce soir, je me limite au sirop de coquelicots car j’ai des « jeunes » à ramener après la projection. Le film débute avec beaucoup de retard. Marielle distribue des plaids car il commence à faire frais.
« Un truc de cette taille, t’es pas choqué de jamais en avoir entendu parler ? »
Je ne savais rien du documentaire Douce France avant ma rencontre avec Geoffrey qui nous avait rejoint lors du déjeuner sous la serre à tomates. Le réalisateur enthousiaste m’avait parlé des mille projections en trois ans, des discussions que le film provoque, des idées qui fusent, des initiatives qu’il inspire dans les collèges et les lycées partout en France. Avec tout ça, je ne m’attendais pas à voir un vrai beau film de cinéma. Douce France suit des lycéennes et lycéens de banlieue parisienne qui cherchent à comprendre leur monde en enquêtant sur le projet « EuropaCity », un centre commercial géant avec parc aquatique et piste de ski, dont la construction allait recouvrir les terres agricoles en périphérie de Gonesse. Les enquêteurs et enquêtrices en herbe vont à la rencontre d’habitants, de promoteurs immobiliers, d’agriculteurs et d’élus favorables ou opposés au projet. Je me souviens d’un dialogue entre Sami l’enquêteur et un autre jeune à la sortie du lycée :
– Ce sera un grand centre commercial qui fera cette taille, t’en penses quoi ?
– C’est stylé ! Nous on est des jeunes, on va kiffer, obligé ! On ira, si c’est pas trop cher.
– Mais un truc de cette taille dans ta ville, t’es pas choqué de jamais en avoir entendu parler ?
– Aussi ! J’avoue, c’est vrai.
Le jeune qui trouvait le centre commercial « stylé » rejoindra vite Sami dans son enquête. Comme le dit Geoffrey, il y a des EuropaCity dans toutes les régions, et je comprends la portée virale de ce film qui pousse chacun d’entre nous à se poser des questions sur ce qui se trame dans nos villes. Le débat s’annonçait prometteur. Mais la pluie et le froid auront raison des plus vaillants. Geoffrey accuse le coup. Le film fera son chemin dans les têtes. Marc le philosophe prévoit de se lancer dans une enquête semblable avec ses collégiens. Nous savons qu’ici, les terrains d’investigation ne manquent pas.

La balade urbaine comme moyen d’enquête
Sur le chemin du retour, je repense à Douce France, je revois les jeunes découvrir pas à pas leur chez eux, je les revois sur les sentiers de campagne, les routes en goudron, les trottoirs des centres-villes et les sols en faux marbre des centres commerciaux ; je les revois rencontrer des témoins, poser des questions, s’étonner, comprendre, se révolter, changer d’avis, changer tout court ; je me dis que ce que font ces jeunes dans le film, c’est ce que nous faisons depuis toutes ces années avec le Bureau des guides : la balade urbaine comme moyen d’enquête. Je crois que c’est ce qui m’a poussé à faire tant de kilomètres avec le Bdg depuis ma toute première, en 2011 ou 2012, je ne sais plus. Baptiste et Dalila m’avaient montré la rue Gabriel Audisio, et ça je m’en souviens très bien. Depuis cette balade de presse fondatrice, je suis un compagnon de route plus ou moins fidèle, selon l’humeur et les aléas de la vie. L’année dernière, le Bdg m’proposé de rejoindre son conseil d’administration, un honneur. Du coup, je viens marcher plus souvent.
En tant que journaliste, la balade urbaine m’a poussé dans mes retranchements. En 2011-2012, comme Jean Claude le paysan, je prenais conscience de l’homogénéité sociale des consommateurs de presse écrite. Ils n’étaient pas nombreux ceux qui étaient prêts à payer pour de l’information. De l’info locale en circuit-court, produite avec de la sueur et de l’amour. Mes lecteurs ne vivaient pas dans les « quartiers populaires », et les grands médias parisiens qui décidaient des prix voulaient influencer le contenu de mes recettes (moins d’info, plus de « pastis marseillais »). Au bout d’un moment, j’ai eu envie de gagner ma vie autrement. Je suis toujours journaliste, pourtant, lorsqu’on me pose la question.
Je dis que nous sommes tous journalistes lorsque nous marchons. Tous enquêteurs, toutes enquêtrices. La balade urbaine est un article vivant que nous écrivons collectivement. Les lieux et paysages ne nous sont pas décrits : nous évoluons à l’intérieur, nous les traversons, nous les ingérons ; les témoignages ne sont pas emprisonnés entre des guillemets : c’est nous qui posons les questions, et les réponses ne sont jamais coupées. La balade urbaine, c’est l’article dont tu es le héros. À ce titre, Julie est une formidable enquêtrice, elle crée de véritables « balades-dossiers » qui font le tour d’un lieu ou d’une problématique en impliquant de multiples acteurs (habitants, chercheurs, travailleurs, artistes, élus, associations). Ces balades sont le fruit d’un travail de fond, de liens tissés sur plusieurs années, elles concernent souvent l’Étang de Berre ou le ruisseau des Aygalades, les « zones à ménager » si chères au Bdg, comme Sainte-Marthe. Demain, justement, nous allons labourer trois lieux du 14e pour cette deuxième journée des 48h de l’agriculture urbaine : le programme prévoit des cessions cueillette à la Tour-Sainte, à l’Après M, et aux Jardins de Julien, mais tout ça n’est qu’un prétexte pour partager un vécu, se serrer les coudes et resserrer les liens.
Cueillette et « Mets de mai » aux Jardins de Julien
Ce samedi matin, je me range en bataille sur l’herbe de ma parcelle-parking. Il y a déjà du monde aux Jardins de Julien, c’est la journée portes ouvertes. Les adhérents-jardiniers s’affairent à préparer leur grand repas annuel « les Mets de mai » ; un repas partagé, forcément. Je rejoins le Bureau des guides au fond du jardin. Une vingtaine de personnes se regroupe pour suivre la balade de nos jeunes spécialistes en plantes sauvages comestibles. Hier, j’ai assisté à la répétition générale. Aujourd’hui, c’est le grand jour. Le Bdg a édité des carnets « À Cueillir » pour l’occasion. Mathilde qui joue les hôtesses d’accueil en remet un à chaque participant. Ces carnets servent à la fois d’aide-mémoire et d’herbier, on y trouve des dessins et des histoires sur la népéta, la roquette, le coquelicot, le fenouil, la mauve, toutes ces plantes à déguster au fil de la marche, ou à archiver précieusement (Mathilde se promène avec des petits morceaux de scotch au bout des doigts).

Parmi les marcheurs du jour, la plupart sont des adhérents du jardin collectif, je rencontre un couple de retraités qui découvre le lieu pour la première fois. Pendant une petite heure, on part en quête des plantes rudérales, on les repère au bord des sentiers, au pied des murs bastidaires, on s’arrête près d’une portion de Canal de Marseille dont nos guides connaissent l’histoire. Vers midi, on a dû rentrer au pas de course car « les Mets de mai » allaient commencer, et il ne fallait rater ça sous aucun prétexte !

Aux Jardins de Julien, « les Mets de mai » c’est plus qu’une tradition : un rituel. Les tables bien garnies nous font saliver en arrivant. Les adhérents prennent le micro à tour de rôle pour présenter chacun leur spécialité sous les applaudissements : il y a la terrine aux fruits de mer de Magali, le tian de légumes de Frédo, l’escalivade catalane de Christophe, les empanadas au thon de Marie-Jo, la tarte au persil de Stéphanie, le cake au pesto de Denis, le clafoutis à la fraise de Bicou… Avec tout ça, Mathilde se moque un peu de moi avec ma salade de pâtes et ma pizza aux anchois. On se cale sur l’herbe avec les « jeunes ». Gabriel nous montre son carnet de dessins, l’autocollant « Qui roule bamboule » me rappelle des souvenirs. Je ne suis pas surpris quand toute la bande m’affirme ne pas s’être déplacée pour l’arrivée de la flamme olympique sur le Vieux-Port. Avec ou sans Jul, les JO, « c’est pas pour nous ».
Kaméhaméha à l’Après M
Cet après-midi, les guides se scindent en deux groupes : il y a ceux qui vont à la Tour-Sainte, et ceux qui vont faire de la cueillette dans les cités Picon et Font-Vert. Les plantes collectées par les deux groupes serviront à la recette du « Mac Fleuri », un dessert glacé que nous dégusterons à l’Après M en fin de journée (Julie me jure qu’elle n’avait jamais entendu parler du « McFlurry » de McDonald’s quand elle a eu cette idée). J’aurais aimé revoir la chapelle de la Tour-Sainte dans sa nouvelle vie de tiers-lieu culturel, mais ce n’est que partie remise.

On se retrouve à l’Après M, le plus célèbre restaurant solidaire de France ; Jean-Claude me confiait hier sa hâte de découvrir l’ancien McDo repris par ses salariés rebelles, le paysan du Finistère est avec nous sur la terrasse en teck. Des marcheurs arrivent du centre-ville, on leur remet des livrets « À Cueillir ». Avant de démarrer la cueillette, on rencontre Kamel, figure emblématique de l’Après M, qui vient s’asseoir avec nous. Entouré de quelques amis, il revient sur l’histoire de ce fast-food placé en liquidation judiciaire, et sur la lutte de ses salariés pour conserver leur job et ne pas laisser mourir « la place du village » au milieu des cités. En mars 2020, dès les premiers jours du confinement, le McDo occupé devient une efficace plateforme d’entraide distribuant des colis alimentaires aux familles en difficulté pendant la crise sanitaire : l’Après M est né. La Ville de Marseille rachète les murs qu’elle loue aux salariés et bénévoles regroupés en SCIC. Aujourd’hui, à l’Après M, on sert des burgers et des frites comme dans tous les fast-foods du monde sauf que ce fast-food là est un fast-food « solidaire », les bénéfices du restaurant doivent permettre de financer des actions sociales comme la distribution de colis alimentaires qui reste une nécessité absolue (700 colis distribués chaque lundi, jusqu’à 800 en fin de mois). À un moment, Christian s’est mis à faire un « kaméhaméha », la plus célèbre attaque du manga Dragon Ball. Christian est un proche de Kamel, c’est aussi un grand costaud un peu poète : son kaméhaméha ultra-chorégraphié a inspiré d’autres marcheurs qui se sont mis à faire des kaméhaméha sur la terrasse de l’Après M. Avec sa gestuelle spectaculaire, Christian voulait illustrer le formidable élan de solidarité qui a permis au petit bastion des quartiers nord de triompher de la surpuissante enseigne américaine, tout comme le kaméhaméha de Son Gohan a terrassé le grand méchant Cell dans Dragon Ball Z. Mais je me demande si Christian ne confond pas le kaméhaméha avec une autre technique issue du même manga : la « force universelle ». Car si le kaméhaméha consiste à concentrer toute son énergie intérieure entre ses mains pour créer une vague d’énergie, la « force universelle » fait appel à l’énergie des plantes, des animaux, des étoiles, et de tous les êtres vivants pour constituer une extraordinaire boule de force ; exactement comme l’Après M a fait appel aux bénévoles, aux associations, et à toutes les bonnes volontés pour faire grandir son incroyable boule de solidarité.

Ces dernières semaines, j’avais suivi avec intérêt dans la presse les itinérances du « Cirque Phocéen », prié d’évacuer les terrains privés qu’il occupait avec ses indélicats poneys, lamas, chèvres et chameau, qui avaient la manie de brouter l’herbe des autres. À cause des plaintes des riverains, le Cirque Phocéen a vagabondé de la Fourragère à Château-Gombert avant de s’installer sur le parking de l’Après M, où il n’y a pas grand-chose à brouter, mais où personne ne se plaint. Les enfants courent partout. Je reconnais soudain le dragon Shenron, sur un graff, derrière Christian. Voilà d’où lui est venu son kaméhaméha ! Dans Dragon Ball, Shenron apparait à qui parvient à réunir les sept boules de cristal. Il est aussi puissant qu’un Dieu, et possède le pouvoir d’exaucer n’importe quel vœu. Les personnages de Dragon Ball qui cherchent à invoquer Shenron souhaitent généralement devenir le maître du monde, avoir la jeunesse éternelle, ou ressusciter leurs amis.
Amer Picon
On se lance vers la cité Picon, juste en face de l’Après M, il suffit de traverser la rue. Kamel et Christian nous accompagnent, on va chercher des plantes sauvages pour notre Mac Fleuri. Faire de la cueillette dans les cités, ça peut paraître insolite, dit comme ça, mais les artistes-marcheurs du Bureau des guides s’en sont fait une spécialité, notamment Stéphane et Dalila (collectif SAFI), qui ont signé les textes et dessins du cahier « À Cueillir ». La cité Picon tient son nom de l’ancienne « campagne Picon », c’est toujours la même histoire. Nous sommes au cœur de l’ancienne ZUP n°1, « zone à urbaniser en priorité », créée par les Trente Glorieuses sur les domaines bastidaires de la banlieue nord. Près de 10 000 logements construits entre la fin des années 50 et le milieu des années 70 le long d’une voie routière entre le Canet et Malpassé. C’est l’invention des « quartiers nord ». Picon a été livrée en 1962, peu avant Font-Vert et la Busserine, ses voisines, elle est la plus ancienne de la ZUP. Lors d’une balade il y a quelques temps, Nicolas avait montré une photo satellite des trois cités en construction : les tours et les barres apparaissaient comme un univers parfait, géométrique et blanc, créé ex-nihilo sur la campagne. La ville-HLM était un symbole de modernité. Un demi-siècle plus tard, les tours et les barres sont un symbole de relégation sociale et d’insécurité, et il semble que l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU) ait érigé la démolition comme principe premier de son action. Picon a subi une rénovation lourde il y a dix ans. Alors qu’on cherche des rudérales dans la cité, Christian indique qu’« il y avait une tour, ici », sans rien ajouter. Il voulait simplement nous dire qu’il y avait une tour et qu’elle n’y est plus, un peu comme Jul dans le titre Mets les en I (2014) :
Fais pas l’mac avec moi tu n’es qu’un petit con,
J’ai tellement d’buzz qu’ils veulent me détruire comme la tour de Picon.

La cueillette aura été bien maigre à Picon. Nous ne trouverons pas de plantes sauvages dans les espaces tondus et jardinés qui bordent les immeubles propres. Nous ne croiserons personne dans les allées à la blancheur immaculée où les façades et les sols reflètent une lumière aveuglante. À Picon, la rénovation hygiéniste a désactivé l’espace public. Il n’y a qu’un seul endroit où nous verrons des hommes et des rudérales : le « charbon », installé dans une ruine de l’ancienne cité.
Chill à Font-Vert
En contraste, Font-Vert nous est bien plus accueillante et hospitalière. Ici, on va se poser à l’ombre des oliviers, on va trouver de la mauve, et aussi du fenouil, tout le monde participe à la cueillette ! À Font-Vert, des jardins spontanés poussent aux pieds des blocs, il y a une vraie petite forêt urbaine le long de la voie ferrée, on y rencontre de célèbres poulaillers, ainsi qu’une plante sauvage au goût de tomate, la physalis, que l’on appelle aussi « amour en cage » (merci Alice). La cité est épargnée par l’ANRU pour l’instant. Les Fonvériens attendent la rénovation autant qu’ils la redoutent.
On se faufile dans les jardins partagés où l’on est accueillis par un grand et beau figuier de barbarie, Jean-Claude observe chaque parcelle d’un œil expert. De son côté, Julie se fait des amies, elle a rencontré un groupe de femmes sur les tables à pique-nique : on me propose du gâteau à la semoule, puis des dattes, puis du coca, puis du thé à la menthe, et je dis oui à tout. Ces femmes se préparent à passer l’été au pays, elles sont de Khenchela, dans les Aurès, d’où viennent tant de Marseillais. Tandis qu’on chille à Font-Vert, on oublierait presque qu’on a un Mac Fleuri à aller déguster… Le groupe de la Tour-Sainte nous appelle, ça fait une heure qu’ils nous attendent à l’Après M ! À la Tour-Sainte, la cueillette s’est terminée plus tôt car les chevaux du 14e avaient ratiboisé toutes les plantes…

Dans ma paranoïa
Lors de cette dernière étape de mes 48 heures, je sens venir la fatigue, j’ai tendance à m’évader dans mes rêveries. Il faut dire que Font-Vert est une cité de légende, et ça aide à rêver. En arrivant sur la rue de l’école, je revois Jul et les jeunes du quartier qui font les beaux et lèvent des roues dans le clip de Sort le cross volé. C’est au studio Font-Vert que Jul a forgé son art et enregistré son premier album Dans ma paranoïa (2014). Entre le milieu des années 2000 et le milieu des années 2010, le studio Font-Vert a été l’antre de Black Marché, le QG de la Team Jul et de Soso Maness. Il ne faut pas sous-estimer ce qui s’est créé à Font-Vert à cette époque, car Jul et Soso Maness, aujourd’hui, c’est la nouvelle variété française – J’ai compris ça la première fois que j’ai entendu ma mère chanter « Ma gadji c’est Petrouchka ».
Puisque je suis journaliste (ou ancien journaliste), j’ai l’habitude de regarder certains endroits dans les cités, c’est comme un réflexe, et je constate à Font-Vert que des « graff-enseignes » ont été effacés : celui du « bloc C » et celui de « la Place », je ne suis pas allé voir au « Damier ». Il y a eu jusqu’à quatre charbons différents à Font-Vert-Plan. Aujourd’hui, la plupart des graffs marquant l’emplacement des points de vente ont disparu, j’imagine que c’est le fruit des opérations « place nette »… J’aperçois une pomme rouge à travers des feuillages, la pomme rouge du « charbon des trois pommes » : sur le mur il y a la pomme jaune qui sourit, la pomme verte qui fait un clin d’œil, et la pomme rouge en rogne. Je me demande si le point de vente est toujours actif. J’aurai la réponse deux jours plus tard en lisant La Provence. Pendant que notre petite troupe faisait de la cueillette entre les blocs, deux jeunes Algériens sans-papiers étaient séquestrés quelque part dans la cité, – ils ont été libérés le dimanche « en bonne santé », précisait l’article. Les trafiquants les retenaient de force pour les obliger à travailler.

Le Mac Fleuri universel de Marseille
J’arrive à l’Après M exténué ! Ces 48 heures auront été intenses et je me repose enfin. Autour de la grande table je retrouve Gabriel, Jean-Claude, Élisa, Quentin, Nicolas, Noémie, Geoffrey, Domitille, Mathilde, Raphaëlle, Julie, Zoé, Alice… Il y a aussi ceux dont j’ai oublié le prénom, et celles qui ne me l’ont jamais donné, comme cette dame de Port-de-Bouc qui reste debout, mais avec nous. La cérémonie du Mac Fleuri peut commencer. Les crèmes glacées arrivent nature dans leur gobelet. Des mains expertes versent un nappage de sirop de coquelicot avant de saupoudrer le tout de plantes magiques, je reconnais les pétales de mauve, la feuille de sauge délicatement sucre-glacée. Je ne dirai pas la suite, parce que cette recette est un secret. Le Mac Fleuri marseillais, en tout cas, c’est tarpin bon.

Alors qu’à l’Après M, où il se passe toujours des choses extraordinaires, débute une conférence sur le Sahara occidental, je sens monter une force en moi… Je sens la mauve, la sauge, le coquelicot dans mes veines, je sens monter la force des plantes de Marseille, et plus que ça ! C’est l’énergie des arbres, du Canal et du terradou qui se mêlent à mon ADN ; c’est l’énergie des routes, du BTP, des tours HLM ; c’est la « force universelle » qui réunit en moi la ZAC, la ZUP et l’agriparc !