Mathilde Rouziès
-12/11/2025
Balade Pyros #2 – de la Montée du Pin à Château Bovis
45 personnes sont au rendez-vous pour cette balade Pyros #2 au départ du Parc de la Minerve. En compagnie des chercheur·ses Véronique Mure (botaniste méditerranéenne), Garance Maurer (artiste), Élise Boutié (anthropologue), Alexis Feix (paysagiste), nous allons rencontrer des riverain·es avec cette question : Comment jardiner la lisière ? Voici quelques extraits des conversations que nous avons eues en chemin…
Quels paysages pour les collines de Marseille ?

Vue sur le Vallon du Marinier © Garance Maurer
Depuis le Parc de la Minerve, nous traversons la voie ferrée et montons sur un point de vue sur le Vallon du Marinier. L’occasion pour Alexis Feix d’improviser un commentaire sur le paysage.
Alexis Feix. Il est intéressant de prendre la mesure du caractère composite de Marseille. La ville ne s’est pas étendue à partir d’un centre unique : elle est le résultat de l’agrégation de plusieurs villages. Tout autour de ces villages, il y a les collines (les Massifs de la Sainte-Baume, calanques, Étoile) qui constituent les zones naturelles de Marseille. Cela crée un paradoxe, puisque nous disposons de 40% de surfaces naturelles sur la surface de la ville, mais il y a seulement 4,6 m2 d’espace vert par habitant : c’est la moitié des recommandations de l’OMS. En comparaison, il y a 14 m2 d’espace vert par habitant à Paris.
Par ailleurs, l’occupation humaine a à la fois artificialisé les sols et s’est développée en saisissant les opportunités – ici l’humain s’est installé avec l’eau, comme le montrent le petit canal et les châteaux d’eau naturels. Et aujourd’hui, on s’affranchit de plus en plus de ces éléments naturels pour s’installer. Faudrait-il les réintroduire dans nos manières de planifier les paysages ? À ce titre, pourrions-nous envisager le feu comme un outil de planification ?
Alors qu’en 75 ans Marseille a connu une diminution drastique de surfaces arborées, les pins d’Alep se sont multipliés. Un arbre qui apparaît comme un « bidon d’essence vivant » (lire Balade Pyros #1) et possède une force de colonisation très forte qui remplace les essences cultivées d’autrefois…
Véronique Mure. Je reviens sur le terme « espace naturel », qui sous-entend une absence d’intervention humaine sur le paysage. Or, c’est extrêmement rare. Ici, la végétation des collines n’a rien de « naturelle ». Avant le pin d’Alep, l’exploitation du bois de chênes verts – à cycles de rotation très courts, à peine 10 ans – et le pastoralisme avaient déjà modelé les paysages des collines.
Le chêne vert a un très fort pouvoir calorifique, qui fait qu’il a été très utilisé jusqu’au début du XXe siècle en Méditerranée. Le site Remonter le temps permet de visualiser l’ampleur de sa présence. Si vous le trouvez aujourd’hui en forme de taillis, cela signifie qu’il a été exploité. Au contraire, le fut est sa forme naturelle. Le chêne vert crée un sous-bois ombragé dans lequel il y a peu de biomasse, au contraire du pin d’Alep qui crée une échelle à feu.
Les paysages remplis de pins d’Alep que l’on connaît aujourd’hui sont en fait très récents. Le pin d’Alep (lire Balade Pyros #1) aime les terrasses, les restanques autrefois cultivées puis abandonnées. Il appelle le feu car sa stratégie est de favoriser ses descendants. À lire : Qui est vraiment ce pin d’Alep qui barbouille nos paysages méditerranéens ?

Repousses de pistachiers lentisques depuis les lignotubers © Mathilde Rouziès
De notre point de vue, nous pouvons aussi constater que la colline incendiée accueille déjà de nombreuses repousses. Celles-ci repartent des souches d’arbres brûlés. Quatre mois après l’incendie, certaines mesurent déjà plus d’un mètre. Comment les arbres font-ils pour repousser aussi vite ?
Véronique Mure. Lorsque le feu passe, il brûle le paysage, mais pas forcément toutes les plantes qui sont dans ce paysage. Quatre mois après l’incendie, toute une natte nous raconte le dynamisme de ce que l’on appelle les lignotubers, produits par les bruyères arborescentes, l’arbousier, le pistachier lentisque…

Willy, le canal, les ailantes et les acanthes © Garance Maurer
Nous repartons en marchant le long du petit canal abandonné, jusqu’à arriver sur un bout de terrain n’appartenant à personne. Entièrement incendié le 8 juillet, le voici déjà recouvert de plantes, notamment d’ailantes et d’acanthes : des plantes « opportunistes ».
Véronique Mure. Là où les sols ont été perturbés, il y a de nouvelles opportunités pour certaines plantes dites « opportunistes » comme l’ailante ou l’acanthe. [Véronique Mure exclut le terme d’« invasive »]. Ce sont des plantes qui aiment se développer dans ces zones d’entre-deux, caractéristiques des milieux bouleversés. Et c’est cette spécialité qui explique en partie la réticence que l’on peut avoir à leur égard : ce sont des plantes de friches, de lieux abandonnés, ou comme ici de terrains incendiés.
Dans ces contextes de bouleversement, il existe des séries évolutives progressives qu’il importe de respecter. Le chêne vert, par exemple, nécessite l’ensemble des étapes de succession écologique pour s’installer correctement. Il y a alors une question d’accueil qui se pose pour les plantes.
À cela s’ajoute la question de l’accès à l’eau. Les sécheresses caniculaires portent un coup sévère à la végétation et modifient profondément les dynamiques de croissance. Comprendre les systèmes racinaires devient alors essentiel : pourquoi certaines plantes, comme l’ailante, montrent-elles autant de vigueur ? Plus on les coupe, plus elles renforcent leur enracinement. En revanche, lorsqu’on introduit des plantes cultivées, souvent élevées en pot, leur système racinaire est contraint ; elles dépendent alors fortement de l’arrosage. Aucune plante, même dans un jardin pensé comme résilient – comme le Jardin des Migrations – n’échappe totalement à cette question.
Il ne s’agit donc pas de laisser faire à 100%, mais plutôt de tirer parti de ce qui pousse naturellement, d’observer les successions écologiques qui se mettent en place, puis de composer à partir de là pour façonner le paysage souhaité. Et ne surtout pas opérer de la manière 1) faire place nette, puis 2) projeter un aménagement tout fait.
Véronique Mure. « Je suis pour le suivi de la régénération naturelle. »
Un manque criant d’acculturation à la question des incendies

Véronique Mure © Garance Maurer
On sort de ce terrain pour accéder à une propriété privée. Il y a des troncs calcinés, des arbres survivants, quelques chênes verts en repousse. À quelques pas d’ici vivait Lorie, propriétaire de sa première maison depuis 1 mois et demi avant l’incendie. Sa maison a brûlé le 8 juillet. L’occasion de se partager une constatation : il y a un manque flagrant d’acculturation à la question du feu pour les nouveaux habitants.
Julie : Autant, pour les anciens, on peut se dire qu’ils connaissaient les gestes. Mais pour les nouveaux habitants, il devrait y avoir une sensibilisation au PRIFF (Plans de Prévention des Risques d’Incendies de Forêts / lire : Balade Pyros #1) et aux obligations que celui-ci induit : travaux, accès à l’eau, matériaux de constructions, débroussaillage… Or, Lorie par exemple, n’a pas du tout eu accès à ces informations lors de son achat.
Une participante, agente immobilière, rappelle que ce document est obligatoire. Est-ce que l’information est passée à la trappe dans la masse d’informations et de documents lors de l’achat de la maison ? Comment dans ce monde saturé d’informations on se conscientise ? Sommes-nous destinés à glisser sur les informations tant qu’on n’a pas vécu quelque chose de grave ?
Tous les notaires ne le savent pas toujours mais il y a forcément une obligation légale de débroussailler. L’obligation concerne une zone qui part de son propre bâti, mais pour certains c’est compliqué de bien débroussailler jusqu’au bout de sa zone obligatoire. Le réel de la topographie, l’histoire de la construction ne rentrent pas en compte dans la réglementation. Les élus retravaillent souvent les OLD dans les petites communes pour les complexifier.
Alexis Feix. « La réglementation ne doit pas remplacer l’intelligence collective basée sur l’expérience immédiate et l’observation, donc sur le jardinage. »
De l’importance de ne pas séparer les enjeux sociaux de la compréhension des milieux

Chateau Bovis © Mathilde Rouziès
Nous marchons sur la colline jusqu’à avoir une grande vue panoramique sur le port de l’Estaque. Nous apercevons la barre d’immeuble appelée le Château Bovis, incendiée le 8 juillet. Sur Marsactu : Après l’incendie, les sinistrés de Château-Bovis construisent de nouveaux mobil-homes – le 14 Août 2025
Élise Boutié. On ne peut pas séparer les enjeux sociaux de la compréhension des milieux : qui ne peut plus habiter le territoire après le feu ? Pendant mes recherches sur un méga-feu en Californie, j’ai constaté que les plus vulnérables ont été les plus grandes victimes de l’incendie. J’ai vu la lutte des classes en action : les classes moyennes, avec la peur d’être déclassées après la catastrophe, déployaient un violent discours classiste. La performativité du statut social se voit ébranlée, et donc il y a un gros besoin de réaffirmer son statut au détriment des points de vue politiques. Lors d’une réunion de propriétaires, de nouvelles règles de reconstruction, avec un minimum de surface de 110 m2, rendaient la construction impossible pour les moins riches.

L’ancien canal qui trace toujours une ligne dans le paysage © Mathilde Rouziès
Jardiner avec l’expérience de trois incendies



Chez Julien. Murs en pierres sèches, figuier de barbarie © Mathilde Rouziès
Nous continuons notre marche en suivant le contrebas du canal qui trace toujours une ligne dans la colline, et nous arrivons sur un terrain. Rencontre avec son propriétaire et jardinier, Julien.
Julien est arrivé ici il y a 50 ans. Il y avait alors beaucoup de pins ! Depuis, son terrain a connu trois incendies majeurs : en 1981, en 2021, et en 2025. Lors de ce dernier, le feu n’est pas descendu dans le vallon et n’a pas menacé sa maison, mais il est passé de l’autre côté de la butte et a brûlé la maison de son cousin… À chaque incendie, il a donc observé les mouvements du feu, ce qui avait brûlé et ce qui avait survécu, pour tenter de repenser son jardinage afin de protéger sa maison et son jardin lui-même. La constante de ses gestes est d’avoir diminué le nombre de pins d’Alep. Ses gestes rendent compte d’une lucidité sur les probabilités du feu.
Julien. « Ce jardin a connu des feux, et il y en connaîtra d’autres. Alors, avant qu’il y ait un nouvel incendie, on fait quoi ? »
Julien tente alors d’identifier ce qui a pu freiner l’incendie du 8 juillet 2025 :
– Il avait particulièrement bien débroussaillé le terrain (il prévoyait en effet un bivouac pour l’anniversaire de sa femme ! L’idée que la fête soit un vecteur de soin nous plaît beaucoup…)
– Le vallon est si creux que le feu peut étouffer avant d’atteindre les maisons.
– Et les figuiers de barbarie ont, selon Julien, joué un rôle de tampon. D’ailleurs, le figuier de Barbarie a déjà bien repris !

Fascines et restanques © Garance Maurer
Quels choix de jardinage a-t-il fait après l’incendie ?
Comme seul le dernier rang d’oliviers a brûlé, il continue d’arroser généreusement les autres rangs pour les sauver. Ces survivants avaient déjà brûlé lors des précédents incendies, et étaient repartis des troncs et des souches. Il a également replanté un figuier, deux amandiers, et prévoit de prolonger l’hospitalité aux figuiers de barbarie protecteurs, dans la lisière de colline qui jouxte son terrain.
Véronique Mure. Le figuier est l’arbre qui nous accompagne depuis le plus longtemps : 11400 ans ! Il a été domestiqué avant les céréales, avant l’olivier, et vit très bien à côté de la pierre. Le pistachier lentisque est également un très bon choix pour les jardins méditerranéens.
Julien a également fabriqué :
– Des fascines, réalisées avec les arbres brûlés qu’il a coupés. Elles se sont avérées efficaces lors d’un premier orage, mais n’ont pas retenu les coulées de l’orage du 21 septembre.
– La restanque qui s’était effondrée il y a quelques années. Avec l’aide de 4 amis, en 4 jours (seulement), et sans connaissances professionnelles particulières, ils ont monté deux murs en pierres sèches.
Véronique Mure. Les murs en pierres sèches sont une petite œuvre sans fin… Ils pouvaient aussi servir à délimiter, à créer des enclos pour éviter la dent du mouton. L’histoire dit que ce sont beaucoup les femmes qui les ont construits dans le passé.
Malgré tout le débroussaillage effectué, Julien pense qu’un buisson, qu’il aurait dû retirer depuis quelque temps, a servi de relais au feu jusqu’à la propriété de son cousin. Julien nous montre aussi un vieux pied de vigne, auquel nous n’avions pas prêté attention. Ce dernier s’est trouvé au milieu des trois incendies. Et pourtant, il a survécu à chaque fois ! Ainsi, notre journée se conclut avec deux arbres aux pouvoirs insoupçonnés : un buisson coupable et une vigne immortelle.
