Le Tétrodon

Dessiné par des artistes-marcheurs, le Sentier métropolitain GR2013 est maintenant investi par des artistes-constructeurs, qui souhaitent l’équiper d’abris, de tables d’orientations, de refuges pour passer la nuit… Parmi les propositions de refuges, un drôle d’habitat mobile nommé “Tétrodon” est à l’étude.

Redécouvert par l’architecte Thierry Durousseau en 2011, le Tétrodon de Fos-sur-Mer a été pris en charge par l’association Par ce passage, infranchi. Transporté et stocké par les sociétés Mediaco et Art Transport Service Garonne, photographié par Philippe Piron, il est ensuite labellisé patrimoine XXe siècle par le ministère de la Culture et de la Communication, avant d’être entreposé sur la commune de Fos-sur-Mer, en attente de retrouver sa vocation d’accueil.

Thierry Durousseau, auteur de l’ouvrage Architectures à Marseille 1900-2013 (MAV 2014), raconte l’épopée de cet objet hors-norme, fragment des mythes modernes, conçu par l’agence AUA (Jacques Berce, Annie Tribel-Heinz et Henri Ciriani).

LE DESTIN DU POISSON COFFRE

Sur la route d’Arles, où alternent garrigues et enclos industriels incertains, dans une échappée, j’avais aperçu un module ventru de plastique et métal près des grillages; instantanément, le nom de Tétrodon m’était venu à l’esprit. À Paris, dans les années d’expansion inventive, je me souviens avoir assisté à l’exposition de modèles expérimentaux d’architecture où le Tétrodon figurait en bonne place. Je dois encore avoir quelque part une plaquette à l’italienne avec des plans et des isométries qui en donnent une image très industrielle c’est-à-dire technique, si ce n’est un peu militaire. Il avait échoué là au fond de la parcelle d’un loueur d’engin, difficile à discerner car il était couvert d’un toit en tôle. Comme on ne s’arrête pas par hasard sur cette route, il a fallu un certain temps avant de pénétrer dans l’enclos, de le distinguer parmi des conteneurs habitables, et autres modules assemblables : c’était bien lui !

Avant d’être remisé au fond du terrain, le Tétrodon avait servi de bureau à l’ancien propriétaire, qui le tenait lui-même d’une entreprise de charpente métallique, où logeaient des ouvriers. Par ailleurs il y avait eu, vers le mas de l’Audience, une base vie, sorte de village fait de modules de la même famille. Tout ça à l’époque glorieuse où le port autonome de Marseille partait à la conquête de l’ouest pour faire de l’acier, de la chimie et du pétrole donc du plein emploi, des logements et des villes nouvelles. Depuis, l’opération Tétrodon a conduit à son illustre translation vers un autre site de la zone d’activité de Fos-sur-Mer, en vue d’une restauration à sa mesure.

TOUT UN MONDE INTÉRIEUR

(…) À partir de la structure du conteneur, l’architecte Jacques Berce va chercher à amplifier le volume de base (…) [avec des] modules appelés coques fonctionnelles en plastique armé, c’est-à-dire formés de doubles parois en fibre de verre textile et résines synthétiques isolées par une mousse de polyuréthane. Les coques sont dédiées à des fonctions spécifiques : sommeil, repas, cuisine, sanitaires délimitant un espace alvéolaire. L’espace central, lui, reste libre, articulant l’espace servant des coques à l‘espace servi du conteneur. Ici les auteurs empruntent aux principes fonctionnels redéfinis, alors, par Louis Kahn.

Entre mobilier et architecture, un véritable travail de design se fera sur les diverses coques rationalisées à l’extrême qui proposent une réponse au confort individuel : cellule bain, cellule cuisine, cellule rangement, cellule parents, enfants et unité centrale.

Jacques Berce, travaille avec Annie Tribel pour l’aménagement intérieur : sol pastillé Pirelli, portes de placards stratifiées, étagères suspendues, bloc cuisinette équipé, avec son rideau à enroulement, sanitaires avec lavabo, douche, porte-savon, porte-serviettes, étagères, et même une double cloison technique pour la distribution des fluides. Les portes des sanitaires sont dessinées sur le modèle des cabines de navires avec des angles arrondis. Enfin tout un monde intérieur conçu avec beaucoup d’attention : couleurs, éclairage, les tissus de l’opération de Fos-sur-Mer sont choisis chez Quentin d’Hélemmes.

Image : association passage infranchi.

Pour les déplacements, les coques sont démontées, escamotées à l’intérieur du volume utile. Une fois les parois du conteneur refermées, l’ensemble est chargé sur un camion, un train, un navire ou un avion cargo, le Tétrodon peut partir vers de nouvelles destinations.

PROTOTYPES ET UNICUM

À l’automne 1971 un prototype de Tétrodon, vert et bleu, est exposé dans la cour du Louvre. (…) Cette manifestation, va engager la première commande de plusieurs dizaines d’exemplaires pour la Sonacotra qui installe un foyer de travailleurs provisoire sur le site du mas de l’Audience à Fos-sur-Mer, et teste plusieurs types d’habitats légers.

image : Gérard Dufresne.

Les Tétrodons sont ici organisés en nappes de 3 modules de 20 pieds, à 4 chambres chacun, associés à un module double qui accueille des services communs, coques sanitaires, coque cuisine et modules repas de 4 places appelé coques pub, en référence aux alcôves en polyester du Théâtre de la Ville réalisées par Annie Tribel, mais aussi à la mode des pubs à l’anglaise comme sur le boulevard Saint-Germain. Les coques de la Sonacotra sont très travaillées, très plastiques, associant dans le même volume asymétrique l’espace de sommeil et celui de rangement.

Le Tétrodon sera mentionné au programme Architecture Nouvelle de 1974, sur le thème du tourisme social, avec un habitat de vacances adapté aux revenus modestes, lancé par le Plan Construction et le secrétariat d’État au tourisme. Une autre opération sera lancée par les Villages Vacances Familles, à Lège au Cap Ferret sur le littoral aquitain, avec la SCIC comme maître d’ouvrage délégué. Une centaine de Tétrodons seront mis en place (180 étaient prévus au départ) sur la base de gites familiaux de 30 mètres carrés pour 4 personnes comprenant des coques sanitaires, cuisine, repas, rangement, lit double parents et lits en gradin pour deux enfants. Les modules, dégagés du sol par des plots, sont disséminés dans la pinède de Claourey et ouvrent par une large baie sur une terrasse de 18 mètres carrés. Au delà des gîtes familiaux, des modules assemblés servent aussi au personnel (moniteurs, monitrices, hôtesses) mais aussi de local d’animation ou pavillon central. Les couleurs varient : sable, savane et créole.

(…) D’autres sites accueilleront encore des Tétrodons : un camp de vacance en Irak (!) ou à Mururoa qui semble avoir été une extraordinaire terre d’accueil de prototypes d’habitations légères de toute nature. Il faut ajouter les plages françaises où les Tétrodons accueilleront les maîtres-nageurs et autres sauveteurs.

RESCAPÉ DE LA NATIONALE

Photo : Association par ce passage, infranchi.

Notre Tétrodon, enfin celui de l’association Par ce passage infranchi, est une sorte d’unicum dans la série. Ce prototype jauge trente pieds, on y trouve trois coques dédiées au sommeil, quatre coques de rangements dont une proche de la coque cuisine enfin une coque sanitaires avec WC séparé d’une douche-lavabo. Sur une face une baie vitrée tiercée avec une porte et un panneau battant, sur la face opposée une autre porte à oculus. Enfin, sur le petit côté et en vis-à-vis de la coque sanitaires, une fenêtre coulissante. Même dans l’état d’abandon dans lequel il a été trouvé, avec des vitrages cassés, des problèmes d’étanchéité qui ont entraîné la pose d’une surtoiture, l’installation sauvage d’une climatisation, le caractère de capsule habitable était toujours là, moderne et lumineux. Malgré des utilisations très variées (logements d’ouvriers, bureaux, cabane de gardien) il apparaît qu’il s’agit d’un module expérimental, non développé par la suite. Un peu comme la Lilith de la Genèse, la femme d’avant Ève, rétive à l’enfantement, qui ne procède pas d’Adam, et n’aura pas de postérité. Plus long que les autres, il est aussi à la limite des efforts de la structure métallique, au point qu’il aura fallu renforcer le plancher par des tirants réunis sur un poinçon central. Au résultat, ce Tétrodon perd un peu de sa légèreté aérienne.

Il faut noter qu’aujourd’hui les conteneurs de trente pieds sont plus rares, la gamme s’est réduite aux vingt ou quarante pieds. De cet unicum on a quelques images avant qu’il n’échoue au bord de la route nationale 568.

Au bord de l’eau, un canal, avec trois personnages. Un homme, barbu, semble pêcher, une femme lit dans un fauteuil pliant, et une autre paraît filmer. On reconnaît bien le Tétrodon sur ses plots et avec ses tirants. Une autre image nous reste, avec des enfants qui jouent autour. La redécouverte des architectures des années soixante-dix par une génération passionnée d’architecture, vaut le sauvetage de ce témoin du travail ouvrier à Fos-sur-Mer et la promesse d’une restauration philologique.

Ce texte est extrait de la Fichaffiche « Le tétrodon de 30 pieds – Fos-sur-Mer » produite par le CAUE13 et consultable ici: http://www.caue13.fr/realisation/le-tetrodon-de-30-pieds-fos-sur-mer

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Le Bureau des guides du GR2013 propose une chronique au sein du média Marsactu qui met en lumière un aspect du territoire de la métropole. Quelque part entre l’enquête et la promenade, la poésie et le diagnostic urbain, les créateurs du sentier vous invitent dans les coulisses du GR2013. Mises bout à bout, toutes ces histoires forment la trame d’une culture métropolitaine partagée…