Lettre #3 – 4 avril 2020

Glisser n’est rien, tout est dans l’arrivée

Après l’annonce du confinement, déstabilisée, je ne savais pas s’il fallait apprendre l’art de la chute, pratiquer la glissade et découvrir comment remonter les pentes ou profiter des joies du hors-piste.Je me suis naturellement tournée vers les archives de la Cinémathèque de montagne (sagesse inépuisable) et ce petit film “La meilleure façon de marcher”, qui dit en substance… « Glisser n’est rien, tout est dans l’arrivée. » – Dalila

Partage des réflexions et de pensées pour préparer demain dès aujourd’hui maintenant qu’on ne peut plus espérer qu’il soit comme hier…

Programme de déconnexion

Préparer l’An 020. “Et si on ne reprenait rien ?” Ou en tous cas rien comme avant ? Pour ça on a besoin d’outils, pour devenir moins sensibles aux “captures” (ce qui capture nos puissances d’agir, d’imaginer, d’exister et de lutter)qui rendaient vaguement tolérable ce monde qui a déroulé un tapis rouge au virus. Trouvons les outils pour ne plus se faire ensorceler par des mythes qui nous laisseront accepter de reprendre comme avant, en se serrant encore un peu plus la ceinture (pour celles et ceux qui le pourront).

Se libérer des techniques d’anesthésies qui rendent plus probable la fin du monde que la fin du capitalisme. Quelles techniques pouvons-nous apprendre? On a repensé en souriant à la Belle Verte, de Coline Serreau, film qui avait été démonté par les critiques à sa sortie en salle, et qui a pourtant réussi à se frayer une place dans de nombreux imaginaires. C’est ce fameux programme cérébral de déconnexion qu’il nous faudrait. Ce programme qui s’enclenche d’un coup de tête et qui “déconnecte” la personne visée. Elle se met alors à “parler vrai”, malgré toutes les raisons qui nous poussent trop souvent à ne pas parler vrai, et surtout à soi-même. Se rendre à ce point insensible aux rapports de forces systémiques et intériorisés, se désintoxiquer, pour oser un autre rapport au monde qui nous paraît aujourd’hui finalement pas si “candide”.

Et puis deux scènes de La Belle verte, censurées lors de sa sortie…

Isabelle Stengers (on a nos chouchous) nous offre un mot, qu’elle reprend à Deleuze et Guattari pour penser cette secousse de déconnexion : l’involution.

Pas une évolution de nos savoirs et de nos pratiques vers plus de sophistication mais une espèce de déshabituation, de désintoxication. Il s’agit de défaire les réflexes, les méthodes, les intelligibilités qui nous bloquent dans des indifférences hostiles, pour que quelque chose de nouveau puisse émerger.

Pas une révolution où l’on reprendrait tout à zéro, comme si on pouvait raser le passé, mais une involution.

L’exemple que donne Stengers pour pouvoir se figurer le concept d’involution n’a rien de romantique. Involuer, c’est comme se défaire d’un garrot, ça fait très mal de faire ré-affluer du sang là où il ne passait plus que de manière limitée, et cela peut être très dangereux : tout relâchement intempestif de garrot libère les toxines accumulées dans les membres et doit être fait plus que précautionneusement.Continuons à penser avec Isabelle Stengers, avec cet entretien vidéo en prolongement de son livre La Sorcellerie capitaliste (avec Philippe Pignarre, ed La découverte).

Apprendre à se laisser hanter

Apprendre à vivre ses peurs, ses colères, les endorciser, involuer assez pour se rendre à nouveau sensible à ces peurs qu’on fait trop souvent taire. C’est apprendre à se laisser hanter, faire de l’extrospection une arme : se sensibiliser en commun, pour se rendre capable de dire “c’est intolérable”. Alors qu’on discutait autour de notre besoin d’involution, Chloé a remplacé l’introspection par l’extrospection : profiter non pas du confinement pour se regarder très fort, mais d’en profiter pour tourner le regard vers l’extériorité de nos vies.Mélo aussi proposait un mot : plutôt que d’exorciser ses peurs ou sa colère, elle proposait qu’on les endorcise. Qu’on les ramène à l’intérieur et qu’on apprenne à les vivre vraiment.C’est ce qu’ont appris à faire les femmes de Greenham commons dont nous aimerions partager ici une expérience forte. A l’époque où la potentialité d’une guerre nucléaire sifflait dans l’air, elles se sont mises à faire des cauchemars : hantées par l’énormité qui se cache derrière les mots “guerres nucléaires” dont on parlait à la radio sans trémolos, rationnellement. Les cauchemars qu’elles faisaient, dont on leur disait qu’ils n’étaient que des peurs de bonnes femmes, elles ont décidé de les rassembler. De ne pas jouer le jeu qui dit que celle ou celui qui n’a pas peur est le plus fort, mais au contraire qu’être à la hauteur du danger, demandait vraiment d’avoir peur.En rassemblant leurs peurs, en faisant à partir du personnel, une démarche politique, elles ont permis la mise en place d’une occupation, non-mixte, d’une base militaire en Angleterre où devaient être stockées des têtes de missiles nucléaires. L’occupation a duré 20 ans…Nous nous sommes dit que ces cauchemars ont été peut-être pour elles un programme de déconnexion dont ont peut s’inspirer.Voici leurs cauchemars, à lire ou à écouter avec Radio Grenouille.Et Julie se rappela alors de ce programme de re-connexion aux rêves partagés entre habitants, chercheurs et artistes, il y a quelques années dans les quartiers nord de Marseille. C’est grâce aux rêves, dit-elle qu’ils et elles se sont rendus capables de marcher la nuit.

Découvrir l’Oniroscope et les balades des rêves.

Élisa Martinez

Rassembler nos morts

« N’être mort pour personne. C’est justement le risque des morts : le néant. » »Les récits de morts sont vocatifs : ils appellent ceux qui leur survivent à créer certains modes de réponses. »V. Despret, Au bonheur des morts, citations collectées par Marielle. On l’a tous vu à un moment ou un autre sur internet, ou alors entendu dans une file de supermarché. Cette idée que si on comptait les morts des accidents de la route tous les jours comme on compte les morts du Coronavirus, on arrêterait probablement la voiture.Et c’est justement cette question de sensibilité, le programme de déconnexion, l’involution : si nous pesions réellement les pours et les contres des infrastructures routières, ou de tant d’autres réalités qui marquent notre monde contemporain, qu’est-ce qu’on garderait ?Et si au lieu d’être chaque jour un peu plus anesthésié, noyé dans des trop plein d’informations, on faisait un vrai débrief, on se rendait sensible à l’idée que chaque mort importe ?Que se passerait-il ? Qu’est-ce qu’on garderait ?Pour reprendre l’hymne tragique suite aux grands feux en Australie et dans la forêt Amazonienne, pourrait-on dormir si l’on n’était pas anesthésié par les flammes de nos lits qui brûlent ? 

Interlude australien avec Midnight Oil 

Comment avons-nous pu devenir si négligents envers nos morts ?On veut, avec le personnel soignant, compter les morts. On sait très bien pourquoi on a commencé à compter ceux du coronavirus. Ces morts sont pris en compte parce qu’ils sont potentiellement riches (Alain Damasio Lettre #2).

Mais pourquoi ne pas y ajouter les morts des accidents de la route ? Pourquoi ne pas ajouter celles des pollutions industrielles ? Pourquoi ne pas ajouter celles de la colonisation ? Pourquoi ne pas ajouter toutes les morts sur lesquelles est construit ce monde ? Ce monde qui a servi de tapis rouge pour que ce virus se répande aussi vite (discussion avec Clémentine Lettre #2) a produit plein d’autres morts.Ce sont eux que les morts du coronavirus tiennent par la main. Celles et ceux qui meurent aussi du confinement et de leur précarisation encore plus grande sous ce régime répressif.Frédéric Lordon (article Lettre#2) évoquait l’idée que les morts du capitalisme était trop disséminées, et la chaîne de responsabilité rendue trop complexe pour que l’on puisse pointer du doigt un coupable. Aujourd’hui, il invite à l’opération résiliation, à ne plus avoir peur d’appeler l’état “criminel”.Rassembler ces morts pour en faire une masse politique, les laisser hanter nos cauchemars pourrait faire partie de ce programme de déconnexion à mettre en place aujourd’hui.La première étape de l’An 020. C’est peut-être moins marrant que l’An 01, mais réapprendre à prendre soin de nos morts semble aujourd’hui criant, et l’on sait au vu des bouleversements climatiques en cours qu’il va vraiment falloir poser cette question. 

 Opération Résiliation, par Frédéric Lordon
On lit de plus en plus : « criminel ». Et c’est certainement une bonne chose en toute généralité qu’on ne s’interdise plus de qualifier ainsi des politiques publiques. Dont, pour certaines, nous savons qu’elles tuent, dont il a été déjà maintes fois dit qu’elles tuent, et dont la poursuite avec acharnement, en connaissance d’effet, peut difficilement, dans ces conditions, être qualifiée autrement que de « criminelle ».
Pendant longtemps cependant, ce sont des pays lointains, ceux de « l’ajustement structurel », qui ont été des « lieux du crime ». Puis le fléau s’est rapproché de nous. Des études épidémiologiques ont commencé à chiffrer la surmortalité du chômage et de la précarité — et les politiques économiques de chômage et de précarité ont continué : criminelles. On a laissé des sites Seveso la bride lâchée, des Lubrizol faire n’importe quoi, les pompiers intervenir dans les pires conditions, les autorités variées nier les contaminations chimiques de l’eau et de l’air, escompter que les pathologies, puis les décès, ne se déclareront que dans longtemps, et que d’ici là, on aura oublié le fait générateur : criminel. Nous pouvons anticiper avec un degré raisonnable de confiance l’accident nucléaire, par report des déclassements, étirements irresponsables des chaînes de sous-traitance, insuffisance des contrôles, disqualification de tous ceux (1) qui auront averti : criminel.

Les Grand tribunaux à venir

“Prendre soin des morts, c’est prendre soin des vivants”. Prendre soin de nos morts, est ici ne plus rendre possible que l’on meure encore comme eux. C’est porter leurs voix plus loin. Qu’elles puissent résonner et raisonner nos vivants. On rêve alors de grands procès où pourraient venir parler tous ces morts.Et avec ces morts, ce sont aussi les territoires abîmés, les espèces animales, végétales, mycétiques, dont les habitats ont été détruits, les écosystèmes qui sont en train d’être bousillés que l’on ferait venir témoigner.Et c’est avec toustes que nous voudrions apprendre à s’allier pour le grand débrief que nous pensons pour l’An 020. On voit déjà poindre les plaintes contre le gouvernement pour sa gestion catastrophique de la crise sanitaire, ajoutons-en d’autres…

Des jeux, des protocoles, des expériences à tester pour apprendre à respirer sous l’eau.

Image : Richard Long

Tuto n°1 : R = 1 [km]

Une expérience de marche contributive proposée par David

Pour l’instant j’ai tracé le périmètre d’un rayon de 1 [km] dont le centre est placé sur mon lieu de confinement.Je fais un tour par jour en veillant bien à ne pas dépasser les limites.Un tour équivaut environ à 2R + 2πR = 2 × 1[km] + 2 × 3,14 × 1[km] = 8,28 [km]En marchant d’un bon pas je suis chaque fois en retard…Lire le tuto en entier…

Tuto n°2 : Si tout peut-être arrêté, tout peut-être remis en cause

Un inventaire à faire par chacun.e proposé par Bruno Paul-Louis Latour publié dans AOC.

« Comme il est toujours bon de lier un argument à des exercices pratiques, proposons aux lecteurs d’essayer de répondre à ce petit inventaire. Il sera d’autant plus utile qu’il portera sur une expérience personnelle directement vécue. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer une opinion qui vous viendrait à l’esprit, mais de décrire une situation et peut-être de la prolonger par une petite enquête. C’est seulement par la suite, si vous vous donnez les moyens de combiner les réponses pour composer le paysage créé par la superposition des descriptions, que vous déboucherez sur une expression politique incarnée et concrète — mais pas avant.L’inventaire à faire par chacun.e

Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un sondage. C’est une aide à l’auto-description.     

Pour trouver dans la littérature et la poésie des pistes et du soin.

Le rêve de Sapiens

Depuis le début de ce confinement nous écoutons chacun pour soi l’intimité d’une voix, celle de Wadji Mouawad. Peu à peu il est non seulement devenu avec son journal de confinement un compagnon quotidien de nos dedans (dedans la maison, dedans nos émotions, dedans notre pensée) mais aussi par petites touches un compagnon du dehors, s’invitant de plus en plus dans nos conversations, incarnant une parole humaine quand nous ne manipulons parfois plus que des réflexions numérisées, coupés que nous sommes de nos sols et de nos corps.Au jour 7 du confinement, Wajdi Mouawad a fait un rêve et réalisait que 1 milliard d’êtres humains traversaient alors la même nuit du confinement. Il nous conduit doucement à imaginer l’Humanité ensemble faisant le même rêve… 

Retrouver l’intégralité du Journal de confinement

Retour d’expériences, récits de nos tentatives et de nos explorations personnelles, écrits, dessins, témoignages, tout ce qui peut participer à vivre le présent et préparer l’après.

À la vie à la mort ! par Nathalie Jordan

Dans ce grand TP (travaux pratiques) métaphorique du confinement Nathalie nous raconte son chemin intime vers l’involution… Ce n’est pas toujours simple mais ça se vit, ça nous vit !

“En reconversion professionnelle, cela fait un an que j’explore différentes pistes, et j’avais enfin un plan précis : je devais commencer un stage d’un mois chez un horticulteur le lundi 16 mars.

Jusqu’au bout j’ai voulu y croire, je disais « tout le monde va faire une pause boulot quand moi je vais enfin aller bosser, retrouver un rythme, un cadre, apprendre des gestes professionnels », je comptais les jours…

Et puis le dimanche soir, le patron m’a appelée pour m’informer que vue la situation sanitaire mon stage serait repoussé, j’ai encore essayé de m’accrocher à l’idée que s’ils ne fermaient pas complètement je pourrai aller les aider, c’est dire si je n’arrivais pas à lâcher mon projet d’avant ; il faut dire qu’il y avait d’autres projets accrochés au premier, pour la première fois depuis un an j’avais de vraies perspectives, une planification.

Mardi 17 j’attendais encore une réponse de l’horticulteur, quand j’ai eu une discussion avec Julie et Agnès qui m’a permis de commencer à envisager que les choses pourraient peut-être se dérouler autrement, mais je résistais encore.”

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Enfances confinées #1 Gaël par Christophe Modica

Gaël a 9 ans. Il est confiné, comme nous tous. Son monde est bouleversé, ses journées transformées, sa liberté entravée. Ce n’est ni triste ni joyeux, c’est un peu des deux.

Écouter Gael

Anne De Malleray

Confinée et aux aguets, L’ornithologie depuis ma fenêtre par Anne De Malleray

Sur France Inter, la philosophe Vinciane Despret racontait récemment que des gens lui écrivaient beaucoup ces derniers temps à propos de son dernier livre, Habiter en oiseau, parce qu’ils découvraient le chant des oiseaux dans les villes redevenues silencieuses. Et quelqu’un notamment, lui disait « qu’il.elle se sentait moins seul.e ». Alors que l’on est coupé de beaucoup de nos relations sociales avec les autres humains, d’autres relations semblent devenir possibles avec des non-humains.  Pour certain.e.s d’entre nous, l’un des effets du confinement est d’accorder de l’attention aux oiseaux que l’on voit par la fenêtre. Pas seulement sur le mode, « ah tiens, un oiseau ». On les regarde autrement parce que leur présence nous importe. 

Au début du confinement, on avait discuté avec Antoine de cette initiative de la LPO, « confinés mais aux aguets », en se disant que c’était une chouette manière de prêter attention aux autres vivants depuis sa fenêtre. L’idée est d’inscrire l’environnement autour de chez soi (jardin, balcon, morceau de parc public à portée de vue) sur une carte et de recenser, par tranches de cinq minutes par jour, tous les oiseaux posés que l’on parvient à reconnaître. Ces derniers jours, j’ai commencé à me familiariser avec les oiseaux du jardin, en Bretagne, qui en ce moment s’affairent, chantent, et ramassent des plumes pour construire des nids hors d’atteinte. Ça donne…

La suite

Des initiatives à découvrir, des appels à participation, des réseaux d’entraide.

Participer à une étude scientifique sur l’adaptation

Afin d’alerter et d’aider aux prises de décisions éclairées dans la gestion des risques sociaux du confinement (psychologique, psychiatrique, cognitif), et aussi de comprendre les mécanismes d’adaptation qui vont être mis en œuvre, à titre individuel, et collectif. 

Participer à l’étude.
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Écouter

Avec le confinement, de nombreux sons naturels redeviennent audibles, notamment dans les milieux urbains. Jérôme Sueur, éco-acousticien, nous raconte ici comment à partir de cette écoute sensible produire des données écologiques précieuses. 

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Écrire

Par ici, une initiative belge où l’on peut s’écrire et se lire nos expériences de confinement. 

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Danser toujours

Zammix feat. Coronax – Confinement Party 12

Zammix & Coco Ronha – Confinement Party vol 13

Zammix feat. Lil Corona – Confinement Party vol 14

Zammix & Coronamigxs – Confinement Party vol 15

Zammix, Tom Tom & Corona – Confinement Party vol 16

Zammix feat. Al-Khorona – Confinement Party vol 17

Zammix & Dorotha – Confinement Party vol 18

More Informations

Le CDI c’est quoi ?

Né des pratiques d’exploration du Bureau des guides du GR2013 et des habitants marcheurs de la coopérative Hôtel du Nord, le CDI est un lieu d’échange et de réflexions collectives, de textes, podcasts, musiques, films qui résonnent particulièrement avec la situation, ou qui permettent de prendre une tangente.

Il prendra pour l’instant la forme d’une newsletter contributive pour partager des initiatives, des pensées, des textes mais aussi des jeux et des protocoles pour mettre à l’épreuve notre manière d’habiter le monde et en ramener des récits, des dessins, des photos, n’importe quoi. Le CDI est une tentative de poursuivre les aventures commencées tout en réinventant le voisinage dans un monde confiné.

 

Le CDI c’est qui ?

Des habitants, des artistes, des citoyens qui aiment marcher et explorer pour mieux habiter et se relier, et toutes celles et ceux qui le veulent ou le voudront.

 

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