Lettre #5 – 6 mai 2020

Chercher la petite bête et trouver la meute

Après avoir tourné comme des lions en cage, frayé des chemins à travers champs comme des belettes et tenté de devenir caméléon en longeant les murs des villes, allons-nous nous comporter « comme des animaux » ? 

Il y aura des souris craintives, des singes qui sauteront partout, des carpes qui ne seront pas d’humeur à débriefer, des mouettes rieuses qui planeront trop haut, des moutons qui en suivront d’autres, des ours qui resteront en hibernation, des ratels enragés et des caniches dociles…

« Il n’y avait plus de chants, plus de discours, plus de défilés. Napoléon avait ordonné une Manifestation Spontanée hebdomadaire, avec pour objet de célébrer les luttes et les triomphes de la Ferme des Animaux. A l’heure convenue, tous quittaient le travail, et marchaient au pas cadencé autour du domaine, une-deux, une-deux, et en formation militaire. (…) Mais, à tout prendre, les animaux trouvaient plaisir à ces célébrations. Ils étaient confortés dans l’idée d’être leurs propres maîtres, après tout, et ainsi d’oeuvrer à leur propre bien. »  (La Ferme des animaux, Orwell, 1945)

Partage des réflexions et de pensées pour préparer demain dès aujourd’hui maintenant qu’on ne peut plus espérer qu’il soit comme hier…

Ce qui nous rend vivant

Nous écrivons ces lignes dans un drôle de temps. “L’arrêt du monde”, en tous cas cette mise en pause d’un certain monde depuis quelques semaines, semble petit à petit perdre de sa puissance, les pouvoirs tenus temporairement en suspens reprennent plus ou moins insidieusement.

Quelques 20 milliards pour les entreprises polluantes aux contreparties incertaines, beaucoup d’inconnu pour le monde de la culture, retour du métro-boulot-dodo, pour celles.ux qui ne sont pas rentables du lit-à-l’ordi. Les inspecteur.trices du travail dénoncent leur paralysie organisée par le ministère du travail. Et les intermittents de l’emploi, et bien tant pis… Survivra qui le peut. L’arrivée de l’application STOP-COVID annonce une société “sans contact”, les écrans deviennent un accès quasi-exclusif au monde. Les témoignages de Wuhan et de la société de pistage ne laisse rien présager de bon. L’écran depuis lequel on voit le monde rend la réalité toute plate, beaucoup trop plate. 

On nous a envoyé ce terrifiant documentaire d’ARTE qui enquête sur l’état des technologies de la surveillance des personnes aujourd’hui dans le monde, et le monde c’est parfois très proche : 

https://www.arte.tv/fr/videos/083310-000-A/tous-surveilles-7-milliards-de-suspects


Et pourtant quand on voit des personnes en vrai, dans un supermarché, pour une maraude, le soir à sa fenêtre, pour une promenade distanciée ou pour n’importe quelle bonne raison, ça fait de l’effet de se rappeler qu’elles sont tridimensionnelles. Avec de la chair, un corps, de la vitalité.

Arpenter autour de chez soi, se rappeler que le monde n’est pas qu’une carte Google maps, semble être devenu une résistance à ce qui nous est fait. Comment décrire toute la rugosité qui fait la densité poétique de nos vies ?

Dans notre intuition qu’il fallait oser approfondir notre compréhension de l’usage du COVID dans l’histoire longue du contrôle social, nous avons lu et été marqués ces dernières semaines par le philosophe Paul B. Preciado. Il nous raconte comment cette “stratégie du choc” est en train de rendre possible une transformation des modes de gouvernance et de fabrique des corps. “Bienvenue dans la télé-république de chez toi”, prison molle de nos intérieurs dont il faut apprendre à sortir !

Ici, la société est une communauté de cyber-utilisateurs et la souveraineté est avant tout définie par la transparence numérique et la gestion de big data. Mais ces techniques d’immunisation politique ne sont pas nouvelles et n’ont pas seulement été déployées auparavant pour la recherche et la capture de prétendus terroristes : depuis le début des années 2010, Taïwan a légalisé l’accès à tous les contacts des téléphones portables dans les applications de rencontre sexuelle dans le but de « prévenir » la propagation du sida et de la prostitution sur Internet. Le Covid-19 a légitimé et étendu ces pratiques étatiques de biosurveillance et de contrôles numériques en les standardisant et en les rendant « nécessaires » pour maintenir un certain sentiment d’immunité. Cependant, les mêmes États

qui mettent en œuvre des mesures de surveillance numérique extrême n’envisagent pas encore d’interdire le trafic et la consommation d’animaux sauvages, ni la production industrielle d’oiseaux et de mammifères, ni la hausse des émissions de CO2. Ce qui a augmenté, ce n’est pas l’immunité du corps social mais la tolérance des citoyens au contrôle cybernétique de l’État et des entreprises. Lire +

Marielle nous parle alors de l’inversion que met en lumière André Comte-Sponville dans un article du journal Le Temps. “Sacrifier les jeunes à la santé des vieux, c’est une aberration. Cela me donne envie de pleurer”.

Ce sont nos vitalités que nous devons apprendre à ne plus sacrifier. “Honorer ce qui rend vos pratiques plus vivantes”, nous envoyait Stengers. Les aides soignant.e.s certes en font partie, mais qui a passé son confinement sans avoir regardé des films ou des séries ? Reparcouru le travail de son/sa photographe préféré.e ? Ecouté ou fait de la musique ? Lu de belles histoires ou rêvé à de grandes aventures ? Ecouté les oiseaux chanter, sentir le vent, la pluie ou le soleil sur sa peau, observé l’arbre passé de la nudité aux feuillages vifs ? Vu un.e ami.e par un balcon ou en marche distanciée ? Participé d’une manière ou d’une autre aux solidarités qui se sont mises en place pour et souvent avec les “démunis” exclus du corps confinable à immuniser de la société ? Dansé comme une folle/un fou sur une compilation de très bon mauvais goût ? Un ami nous a dit regarder des vidéos de randonnées sur YouTube.

Elle est là aussi, et avant tout là, la vitalité : on n’est pas vivant tout seul.

Je déplore le pan-médicalisme, cette idéologie qui attribue tout le pouvoir à la médecine. Une civilisation est en train de naître, qui fait de la santé la valeur suprême. Voyez cette boutade de Voltaire: «J’ai décidé d’être heureux, parce que c’est bon pour la santé.» Auparavant, la santé était un moyen pour atteindre le bonheur. Aujourd’hui, on en fait la fin suprême, dont le bonheur ne serait qu’un moyen! Conséquemment, on délègue à la médecine la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de nos sociétés. Dieu est mort, vive l’assurance maladie !Lire +

Corps tombeau/Corps sacré

On n’est pas vivant tout seul, c’est ce que nous rappelait Michel B. dans une très jolie lettre qu’il nous a envoyée sur la distanciation sociale, reprenant le célèbre et résonnant “Je est un autre” de Rimbaud.

Distanciation sociale ! La formule reprise en boucle par les médias résonne comme un glas qui nous rappelle que la proximité et le contact social sont devenus mortifères. Pourquoi donc “sociale” ? N’est-il pas plus juste, plus humain, de parler simplement de distanciation physique ? La distanciation sociale est une injonction à l’isolement, au repli sur sa propre coquille qui, inévitablement, va se vider et se dessécher, parce que je ne suis rien sans l’autre, sans l’alter ego qui nourrit mon intimité et ma subjectivité. “Je est un autre” ; nous disait Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny le 15 mai 1871… Je comprends aujourd’hui combien cette affirmation est lourde de sens. Lire +  

La lettre de Michel nous reconnectait à l’importance du toucher, du tactile.Et un autre texte est apparu, de la philosophe Donna Haraway sur le tact. Le “Je est un autre” devient chien.ne.s, histoires, évolutions, pratiques, héritages. Jeux non innocents.  

T comme tact

Qui est-ce que je touche quand je touche mon chien ? Quand la “pure race” Cayenne, le “mélangé” Roland et moi nous nous touchons, nous incarnons dans la chair les connexions possibles entre tous les chiens et tous les humains qui ont rendu notre contact possible. Quand je caresse Willem, le voluptueux montagne des Pyrénées de ma voisine Susan Caudill, je touche en même temps les loups gris canadiens et les élégants ours slovènes réhabilités, l’écologie restaurative internationale, les expositions canines ainsi que les économies pastorales multinationales. En investissant cet héritage sans feindre l’innocence, nous pourrions atteindre la grâce créative du jeu.Donna Haraway, « Manifeste des espèces compagnes »  

Et ça nous ouvrait aussi sur cette question qui nous travaille depuis la première balade virale: “comment faire sienne la viralité sans morbidité ?” en la reformulant ainsi : “comment transformer la diète de la chair en opportunité d’exploration de l’expressivité corporelle”, comme l’espère Michel en conclusion de sa lettre, sans trop savoir comment ?

C’est alors que Julie a contacté Robin Decourcy, un ami trek danseur, spécialiste des danses-contacts entre humains et paysages, pour qu’il nous aide à transformer ça :

en ça :

Transformer la corde qui nous sépare en celle qui nous retient et nous ouvre au jeu.(Pour prolonger en découvrant les Trek Danses de Robin c’est ici.)

Parlement des corps planétaires

Paul B. Préciado dans un autre article nous rappelait les travaux de Michel Foucault et l’idée que toute politique était aussi politique des corps, que les corps sont fabriqués par un pouvoir horizontal.

Le corps, notre corps individuel, comme espace de vie et comme réseau de pouvoir, comme centre de production et de consommation d’énergie, est devenu le nouveau territoire dans lequel les violentes politiques de la frontière que nous testons depuis des années sur « les autres », prennent maintenant la forme d’une guerre contre le virus. Lire + 

Et il nous rappelle à quel point ces techniques de corps ne sont pas nouvelles et font partie de ce que de nombreuses personnes vivent quotidiennement. La “leçon” du virus aura été de nous les faire ressentir, à celleux qui les vivent moins violemment, d’une manière beaucoup plus saillante.Juliette nous envoyait alors ses pensées, à partir du travail de Didier Fassin sur la création d’une mémoire incorporée de la peur organisée par les “forces de l’ordre” dans les quartiers, sur comment des populations privilégiées étaient en train d’expérimenter ce que nombre de personnes marginalisées par leur race, leur rapport au genre, leur sexualité, leur religion, leur classe sociale, etc. expérimentent depuis plus longtemps (Didier Fassin, La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers).  

Nous apprenons à avoir peur. Par des rappels ponctuels et répressions du corps policier, juridique et politique, nous apprenons, ce que nous incarnons – des êtres de risques, pouvant contaminer ou être contaminés et nous incorporons cette représentation de nous-mêmes comme risque. Devenir un « être de risques », nos « techniques de corps » en sont transformées ; nous apprenons les gestes barrières, la distanciation physique, que nous apprenons sous l’intitulé performatif de « social », nous apprenons à nous déplacer par nécessité, à en écrire la nature, que nous apprenons aussi à justifier, nous apprenons à enterrer nos morts de notre isolat de confinement, à faire part de notre amour par vidéo, à « faire une tape dans le dos avec ses yeux ». Au fil du confinement se fabrique une mémoire incorporée, une mémoire de nos corps et de nos affects.  

Si le corps est ce par quoi s’exerce le pouvoir, par la fabrique des mémoires incorporées suscitant une certaine subjectivité, c’en est d’autant plus le lieu de la résistance.C’est ce que Paul B. Preciado nous enseigne, héritant des communautés queer qui sont expert.e.s en la matière. Et c’est bien à reprendre nos corps en main que nous invitait Michel (Bottaro, pas Foucault…), à chercher des dispositifs pour reprendre confiance dans leur créativité expressive. 

Le parlement des corps qu’invoque Paul B. Preciado en conclusion de son texte, se dessine de corps expressifs, bruissant de possibles, de touchers transfrontaliers. Reprendre nos corps (vulnérables) dans toutes leurs matérialités divergentes et en honorer la résilience en deçà des tentatives de domptage qui leur sont appliqués. Pas de frontières, mais une nouvelle conception de la communauté : une alliance trans-éco-féministe et décoloniale, une alliance des corps planétaires : c’est la seule santé que l’on peut espérer.  Cherchant à dépasser les oppositions traditionnelles et réductrices entre mouvement ouvrier et féminisme, entre décolonisation et écologisme, des voix aussi différentes que celles des théoriciennes féministes Silvia Federici, Françoise Vergès et Donna Haraway nous invitent à imaginer la classe ouvrière contemporaine comme un vaste ensemble de corps minéralisés, végétalisés, animalisés, féminisés et racisés qui accomplissent le travail dévalorisé de la reproduction énergétique, sexuelle, affective et sociale de la techno-vie sur la planète Terre. Cette perspective trans-éco-féministe et décoloniale implique également de modifier la représentation du sujet politique et de sa souveraineté. La révolution à venir n’est pas une négociation de quotas de représentations identitaires ou un aménagement des degrés d’oppression. La révolution qui vient place l’émancipation du corps vivant vulnérable au centre du processus de production et de reproduction politique. Lire + 

Le Parlement des territoires abîmés (lire lettre #3) que nous avions commencé à rêver continue de prendre forme, entre auditions des vivants et carnaval de fous qui renversent les rois de pacotille…

À lire : Alain Damasio, Je rêve d’un carnaval des fous…

Peuplement des imaginaires : intimité sans proximité

Alain Damasio, le romancier de science fiction qui nous accompagne de lettre en lettre et de qui nous tirons l’exigence de “se muscler le vif”, nous invitait le 1er mai de l’année passée à nous penser dans une guerre des imaginaires.

La fiction, comme il le reprend à Yves Citton, “préscénarise” les comportements (voir la lettre #3). Et ce carnavalesque parlement des corps que nous tentons d’imaginer, se doit d’entrer dans cette guerre-là. Se donner du désir, pour résister au petit facho en nous qui se laisse tenter par les sociétés de contrôle et pour – comme le propose l’incroyable collectif de la Baguette magique de la Castellane – apprendre à faire peur à la peur (découvrir la Brioche Magique dans Convergence Des Intérêts).

https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/les-utopies-concretes-dalain-damasio

Une dernière petite incursion sur notre chemin : lorsque Michel Bottaro invitait à repenser les liens d’intimité avec les distances barrières, c’est Donna Haraway qui a émergé. Elle nous offrait une très belle formule, qui aujourd’hui résonne étrangement, pour célébrer le travail d’artistes-biologistes-mathématiciennes qui se sont mises à crocheter collectivement la grande barrière de corail : elles avaient inventé un dispositif “d’intimité sans proximité”.L’histoire est assez folle : une mathématicienne obsédée par la matérialisation des concepts mathématiques découvre une manière inédite de donner forme à une géométrie non-euclidienne, la géométrie hyperbolique, en appliquant des patterns au crochet. Une historienne des sciences, Margaret Wertheim, s’en empare. Le monde vivant utilise ces géométries hyperboliques, particulièrement les vivants sous-marins : elles se mettent à crocheter la grande barrière de corail. Le projet s’emballe et devient participatif, des centaines de femmes (en large majorité) se mettent à crocheter la grande barrière de corail. D’une part, elles tissent littéralement un lien intime avec ces formes de vies, sensibilisent à la destruction que la grande barrière subit et permettent d’autre part de mieux comprendre ses structures. Elles proposent ainsi une alternative à une intimité par proximité des coraux, proximité qui ne pourrait avoir lieu sans participer à leur détérioration.Et le résultat est magnifique. Les imaginaires se peuplent d’alliances entre des femmes qui font du crochet et des coraux, les coraux comme les femmes “empuissanté.e.s”.

Des jeux, des protocoles, des expériences à tester pour apprendre à respirer sous l’eau.

Reprendre ses droits : un récit, un tuto !

par Chloé Mazzani

Chloé habite en centre ville dans un petit appartement. Tous les matins elle court avec son ami. L’expérience de l’ ”amende”, l’absurdité de la confrontation et sa brutalité vont changer à la fois la manière dont Chloé va vivre son confinement mais aussi réveiller des formes de résistances joyeuses.

Alors pour Reprendre ses droits il y a : 

Un récit

Voilà. C’est fait. Je vais pouvoir dire « moi aussi ! ». Faut dire que j’ai pas été très futée sur ce coup-là, je me suis même fait prendre comme un lapereau de trois semaines. C’était pas faute d’ignorer le risque, mais on s’était dit que ça passerait. On avait trouvé un super spot pour courir alors on n’allait pas s’en priver. Déjà que s’être mis à courir ensemble, quasiment tous les matins, c’était quelque chose, on était même un peu fier et concrètement on passait de bons moments. Alors oui, c’était pas dans « la zone ». On le savait et on avait même vérifié. Mais c’est quand même beaucoup plus agréable de courir sur du plat en direction de la mer que de trottiner dans des rues pleines de poubelles et…de gens ! D’ailleurs sur le chemin (tant qu’on était dans « notre zone »), on avait croisé plus d’un attroupement. Le marché aux poissons a rusé : pour contourner l’interdiction, les pêcheurs ne vendent plus à quai mais depuis leurs bateaux. Il n’empêche que les clients eux sont loin d’appliquer les distances réglementaires. Mais, bref, rien à fiche, le nez au vent, le souffle réglé, on passe devant au petit trot, tout content de prendre un peu l’air. Aller jusqu’à l’esplanade du MUCEM c’est juste parfait car on peut varier l’itinéraire, et une fois sur place on peut s’exercer sur les bancs, les rampes d’escalier, les branches d’arbres. Il y a même une petite fontaine pour boire. A la fin on s’assoit cinq minutes pour regarder la mer et on repart en sens inverse. C’est peut-être parce qu’on avait déjà tout notre programme en tête qu’on n’a pas été plus vifs. Lire +

Un tuto

Si j’en crois les informations, le confinement aura définitivement affirmé la séparation entre les humains et les autres animaux. Qu’un bipède sorte dans la rue, le voilà taxé de monstre inconscient et renvoyé chez lui à coup de chaussures à clous. Mais qu’un canard se dandine sur une place publique, aussitôt la toile entière s’émeut. #Human Go Home.La visibilité de cerfs, dauphins et autres bestioles à plumes sur nos lieux de vie habituels semble apporter une pierre au socle de la légitimité du confinement.Bien qu’en profond désaccord avec la séparation radicale des espèces, je décide tout de même de me soumettre au jugement de mes contemporains. Puisqu’il faut encore et toujours hiérarchiser les espèces, alors autant choisir d’appartenir à celles qui ont le droit. Lire +

La balade virale #2

Il y a bientôt un mois nous avions tenté une première balade expérimentale en temps de confinement pour essayer, tout en respectant les consignes sanitaires, de « marcher comme un virus » et aussi de se laisser guider par l’idée que nous serions un fil parmi les fils du vivant, la balade devenant un exercice de tissage et de pistage de la trace. –> Retrouver la 1ère balade virale.  Il y a 15 jours nous avons poursuivi en prolongeant d’une part la balade virale, tout en ouvrant vers d’autres formes d’expériences plus corporelles pour éprouver par le jeu l’épineuse question de la « distanciation ». Juliette qui était dans le dernier groupe avec Julie nous raconte et nous propose de réfléchir à ce qu’engage la viralité pensée comme une expérience corporelle. En marchant avec cette attention au viral, nous exerçons aussi une forme de conscience critique de ce qui se joue actuellement dans cette découverte de nos corps comme “êtres de risques”. Et par la conscience de la trace, c’est la possibilité de marcher ensemble, de “faire bande” sans fondre sa trace dans le paysage, en étant attentif à sa trace.Pour Juliette cette posture est aujourd’hui importante, savoir ce qu’on laisse derrière soi, même si on se sent traqué, et se sentir un peu plus appartenir aux mondes. Cette fois ci, nous sommes parties les dernières. Cette position, dans la balade virale, est d’emblée confortable. Nous pouvons prendre le temps, nous ne sommes pas suivies, nous ne devons laisser de traces à personne. Le premier groupe guide la marche, laisse les premiers signes pour ouvrir la voie, fait apparaître le chemin proposé. Le second groupe, liminaire, augmente et épaissit les signes. Notre rôle à nous en troisième position: suivre les traces, collecter les signes. Nous commençons notre collecte en les dessinant et les photographiant. Qu’est ce qui fait signe entre nous ? Comment nous faisons signe entre nous ?Il y a les signes dont la matérialité est connue d’avance par tous, le fil de laine rouge et les dessins ou traces à la craie. Ce sont ceux que nous pistons avec le plus de certitude, qui ne nous mettent pas en doute, au contraire, ils affirment la bonne voie du chemin emprunté. Quelques minutes après avoir commencé et avoir suivi deux trois dessins à la craie sur lesquels nous ne nous attardons pas, nous arrivons sur un petit pont en fer qui enjambe le ruisseau des Aygalades/Caravelle. Sur le pont est dessinée à la craie une crevette, ce signe devient alors déclencheur d’une histoire que Julie me partage et qu’elle-même partage avec ceux qui ouvrent la balade. La crevette, appelée gammare, est pour le dire grossièrement, un indicateur vivant de la qualité de l’eau du ruisseau et de sa viabilité pour des poissons (* voir la Gazette du Ruisseau où l’histoire est détaillée). Au même moment, Julie reçoit une photo prise par d’autres complices marcheurs, d’une créature aquatique étrange et inconnue apparue dans le ruisseau.C’est là qu’émerge l’envie de se tatouer. Lire + 

Pour trouver dans la littérature et la poésie des pistes et du soin.

Rêver avec Luis et Raphaël par Raphaël et Vincent Karl

Suite à notre appel à rêves de la Lettre #4 nous avons reçu de passionnantes histoires. Nous vous conseillons grandement d’en lire l’intégralité. On commence la nuit avec le plus jeune contributeur, Raphaël, et son père Vincent qui nous invite à nous éveiller à la lecture de Luis Sepulveda, tout juste décédé.Le rêve de Raphaël, 12 avril 2020

C’est le dimanche de Pâques, je me réveille et je pars chercher des œufs. Le premier que je vois est énorme, mais il est derrière une barrière qui m’empêche de sortir de la ville. Tant pis, je me glisse dessous et je m’approche de l’œuf : on dirait un goron (créature du jeu vidéo Zelda). Il m’arrive à la taille, il a de grands yeux, du jaune qui coule de sa bouche, et sa coquille ressemble à une carapace, comme celle d’un pangolin. Il me soumet trois épreuves, je relève son défi et je remporte un œuf en or. Je me précipite pour le montrer à mes amis mais je trébuche sur le trottoir et je me réveille. Je me dis dommage, ce n’était qu’un rêve. Pourtant, l’œuf en or est toujours dans ma main. Je pars dans la ville à la recherche d’autres œufs et de mes amis, mais les rues sont désertes. Je me demande à quoi sert mon œuf en or, j’essaie de l’ouvrir mais il voltige au-dessus de ma tête puis se pose sur mon dos, qui s’est couvert d’une carapace, et je me transforme entièrement en goron !Je me roule en boule et je dévale les rues comme ça dans toute la ville, je m’amuse comme un fou mais je ne trouve toujours personne et je rentre chez moi tout triste. Je me réveille. C’est le dimanche de Pâques, je pars chercher des œufs.

Éloge de la marge, 16 avril 2020 Luis Sepúlveda : 1949 – 2020

Je viens d’apprendre la disparition du grand écrivain chilien Luis Sepúlveda. Il était hospitalisé à Oviedo depuis le mois de février et il a succombé le 16 avril à l’épidémie de ce virus de malheur, dans cette Espagne qui se révèle, parmi tant d’autres pays, impuissante à protéger les plus vieux et les plus fragiles d’entre nous. J’ai déjà dit combien ses Historias Marginales m’ont marqué, et tout cela me revient en pleine figure à l’annonce de sa mort, avec l’idée qu’il n’en écrira plus aucune. J’entends encore sa voix s’élever dans la nostalgie de l’une de ces soirées radiophoniques où l’humeur vagabonde.Il écrivait comme il vivait, dans les marges. Celles de l’Histoire qui l’a jeté dans les prisons de Pinochet avant de l’enrôler dans la guérilla sandiniste au Nicaragua. Celles de la géographie qui l’a promené clandestinement sur les routes d’Amérique du Sud avant de le mener, au grand jour cette fois, jusqu’en Europe. Celles de la terre qu’il explorait avec curiosité, depuis les forêts des peuples d’Amazonie jusqu’aux océans sur les bateaux de Greenpeace. Celles de l’exil dont il avait compris la langue, celles de la mémoire dont les méandres étaient la matière même de son oeuvre, celles de la poésie qui lui a permis de survivre. Mais pas cette fois. Ce soir, dans la solitude de mon confinement, dans cette sorte de marge forcée, je reprends un Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre, je pleure un ami assassiné et, comme il le faisait si souvent dans ses livres et dans sa vie, je trinque à la vie, à la mort de Luis Sepúlveda Calfucura.

Lire les autres rêves

Retour d’expériences, récits de nos tentatives et de nos explorations personnelles, écrits, dessins, témoignages, tout ce qui peut participer à vivre le présent et préparer l’après.

La petite promenade (cahier d’activités d’intérieur) par le collectif SAFI

Cher CDI,Je te transmets quelques documents qui accompagnent ma mutation.Mon univers s’est considérablement réduit, mais mes sens ont en quelque sorte décuplé, on peut dire que ceci compense cela. J’explore à présent un micro-monde tellement varié et étonnant qu’il se révèle vaste et continental.Je m’exerce avec la petite promenade pour les doigts, elle réveille la pulpe sensible de mes organes et m’exerce aux changements d’échelles, de contenus, de textures… Petit à petit, pour mes sens, grands ouverts, tout fait événement. Cette acuité accrue révèle d’autres sens et m’aide à interpréter des intuitions, des fragments d’observation. Ainsi j’entends autour de moi et reconnais très distinctement le chant de la mésange charbonnière, de la fauvette à tête noire, du pinson des arbres, du pigeon bizet, de la tourterelle turque et du rouge-gorge. Ces chants s’élèvent si bien que l’autre jour, j’ai entendu la naissance de petits canards colvert dans le ruisseau du Jarret et le cancanement de leur mère, peut-être étonnée d’en avoir menés autant à terme cette année. C’était également la première fois que j’entendais un couple de bergeronnettes des ruisseaux, quelle surprise venant d’une rivière urbaine.J’ai repensé à ce serin et à ce muge que nous avions vu ensemble, je me suis demandé si tous ces changements nous permettront enfin de les percevoir entiers, reliés à leur environnement.Au fait, j’ai enfin découvert où se trouvent les dortoirs collectifs des perruches à colliers qui nichent boulevard Longchamps. Ces édifices étonnants sont à moins d’un kilomètre de chez moi et sont réalisés ici en branchettes de platane.Bientôt, je t’y emmènerai.Bien à toi,Dalila

Voir le cahier de promenade

Illustration : Tableau Zeynep, avril 2020
Illustration : Tableau Zeynep, avril 2020

Dans ma peau de poisson rouge par Stéphanie Mousserin

Stéphanie habite le quartier de Noailles. Elle regarde son poisson rouge, elle se questionne sur ses perceptions et peu à peu remonte le fil d’une pensée de l’attention telle que l’y invite le philosophe Jacques Rancière dans Le maître ignorant. 

« Les adultes ont une mémoire de poisson rouge », Oscar le 19 avril 2020 “[…] Il faut dire que dans nos aquariums nos perceptions sont parfois un peu confinées… Il est bon pourtant de marcher, d’observer et d’apprendre de notre environnement que ce soit de ces bâtisses empreintes de l’histoire des hommes qui nous ont précédés, de cette Pariétaire (Pariétaire officinalis ) ou cette Cymbalaire des murailles (Cymbaleria muralis) qui poussent dans les interstices et lieux abandonnés. De quoi s’émerveille-t-on ? Que retiendra-t-on de cette période ?Après avoir accusé chauve souris et pangolin de tous nos maux, de nombreuses vidéos ont circulé montrant un kangourou faisant du tourisme urbain, des dauphins sautant dans le port de Toulon, un orque se rapprochant des côtes et autres animaux aventuriers.L’humain a su ralentir, laisser la nature reprendre un peu d’air, se rappeler qu’il la connaît peu en définitive. Tout comme il connaît peut-être peu la société dans laquelle il vit, tellement parcellisée que notre attention sensorielle ne peut plus l’appréhender, alors oui les inégalités sont là, dans la santé, l’alimentaire pour les plus évidentes en ce moment…” Lire +

La vie à un fil par Danièle Ducellier

Danièle nous a envoyé ce texte suite à la lecture de la conversation sur la mort et la vieillesse entre Agnès et Christophe dans la lettre #3.

La mort n’a pas attendu le Covid pour venir fermer des portes dans ma vie …Pour que le monde change d’une façon irrémédiable, subitement…Car pour moi c’est ça la mort : une succession de petites morts, de portes qui se ferment, de monde qui change, jusqu’à la dernière mort, la dernière fermeture, la mienne…Rien à voir avec la vieillesse, qui se manifeste à n’importe quel âge et laisse encore la place à des possibles. Lire +

L’inachevé par Jacqueline Lepetit

La marche est un geste d’inachèvement. Jacqueline nous raconte comment elle chemine son temps, son inachevé. Le temps et moi. 

Bien avant le confinement je m’étais rendu compte que j’avais une drôle de relation au temps… Sur une feuille de papier libre j’avais écrit au mois de janvier : ‘’Le problème avec moi, c’est l’inachevé ‘’ :- les écrits inachevés,- les travaux inachevés,- les amours inachevées,- les lectures inachevées.Et aussi le zapping permanent :- le zapping permanent, en français comment cela se dit ?- le zapping des idées = les pensées idées noires et idées blanches- les activités = sauter d’une activité à l’autre- les loisirs et les hobbies = changer de loisir chaque année ou presque, les oiseaux, le jardinage, la peinture, l’écriture, le chant, la musique…- des amitiés = plein de groupes, de réseaux, peu d’amis…Il me fallait bien vivre avec ça, à l’heure de la retraite, depuis avril dernier, et dont jusqu’alors – à sauter d’une activité à l’autre – je n’avais pas pris la mesure. Lire +

Zombie or not zombie par Rio Achez et Julie de Muer

Un échange un soir sur un canapé Netflixé entre une mère et son fils.

Voilà plusieurs jours que Rio, mon fils de 17 ans (un adolescent « entre-deux », entre-trois, entre plein de mondes dont je ne sais à ce jour lequel il habitera) me signifie par remarques discrètes : « Maman, je t’entends écouter, je te vois regarder, je t’écoute discuter. Je pense que tu apprécierais cette série que j’aime beaucoup et qui s’appelle The Midnight Gospel ».J’ai entendu d’une oreille, laissé trainé, puis je me suis moi-même, confinement oblige, trouvée à tendre l’oreille pour écouter la voix d’une série qu’il regardait.J’ai posé la question: « Mais qu’est-ce que tu regardes là, ça semble passionnant… ».Je viens de regarder le premier épisode avec lui. Je suis troublée.C’est une série d’animation bien perchée, qui dans cet épisode met en scène un fumeur de joint, un président et des zombies. Et c’est ça que regarde mon ado confiné. A la fin je lui demande à chaud: « Rio, dis-moi, lance-moi des mots, pourquoi voulais-tu que je vois cette série, es-tu d’accord pour témoigner en quoi elle t’aide, te parle, maintenant ? »Il me dit :« En dehors du côté « imagé » (j’aime ces images, graphiquement, et le décalage avec le son, trop bizarre), et en ces temps de confinement, tu peux avoir là de la discussion, tu peux bizarrement alors qu’on ne voit personne avoir des gens qui se donnent des avis. Il y a une certaine simplicité, c’est une discussion ce n’est pas un débat, on ne se renvoit pas la ba-balle. Les débats me fatiguent, j’aime les discussions.Et ça me permet de m’identifier à certaines choses, là le mec en parle, j’ai l’impression d’y avoir réfléchi, de m’entendre discuter avec quelqu’un que je trouve intéressant. Et j’adore le psychadélique-psychologique!Les zombies au départ sont à combattre et finalement c’est celui qui est jugé comme l’ennemi de celui prétendument conscient qui devient désirable. Est-ce que le zombie ne serait pas une représentation de la population marginalisée? Ou alors de soi-même ?Quand dans l’épisode le président devient zombie, il se rend compte que c’est cool, il découvre une autre partie de lui-même.Ca colle avec ce qu’on vit aujourd’hui car on ne sait plus qui est zombie. Ceux qui nous menacent parce qu’ils ne peuvent pas se protéger ? Ceux qui ne sont plus tout à fait vivants ? Ou nous-mêmes dont nous redécouvrons qu’en nous acceptant comme zombie on est plus vivant? »

Je n’ai pas ce genre d’échange tous les jours avec Rio. Le confinement nous rapproche, on s’écoute dans nos conversations et sur ce coup là, ça fait mouche…(La série est sur Netflix, difficile de la partager avec tous.tes, mais le témoignage d’un jeune de cet âge me semblait important.)

Des initiatives à découvrir, des appels à participation, des réseaux d’entraide.

Les appels*Les professionnels médicauxAppel à créer un mouvement populaire. Bas les masques !*Application numérique StopCovidAppel au boycott du “contact tracing” des humains.

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Les tribunes et pétitions*Tribune : Il est temps de ne pas reprendre par l’Atelier d’Écologie Politique (Toulouse) et l’Ecopolien (Paris). *Tribune : pour l’indépendance de l’inspection du travail et la réintégration immédiate d’Anthony Smith

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Les actions locales*“Mais nous pouvons toujours êtres plus fortes que la peur, peu importe si nous sommes petits ou grands, on peut devenir super courageux et faire une grande grimace et commencer à faire PEUR A LA PEUR !” Brioche magique, édition extraordinaireLa Brioche magique est une aventure éditoriale menée par un groupe d’habitantes de la Castellane à l’origine du journal La Baguette Magique. Alors que les relais d’approvisionnement des aides et soutiens ont été particulièrement compliqués à mettre en place dans ce quartier, ces femmes ont réussi avec l’association 3.2.1 à éditer pendant le confinement une Brioche magique pour “faire peur à la peur”. Découvrir La Brioche magique*Boite à gants et bal masquéLe fanzine pédagogique des habitants de la cité des arts de la rue, pour préparer le grand bal masqué de l’après confinement avec les petits et les grands. Découvrir le fanzine*Défi photos confinés-cachés-caméléons-mobiliers par Edith Amsellem, artiste de la Bande du ZEFImaginez que votre espace de confinement est un partenaire, une cachette, une île, un appui, un complice, un soutien. Demandez à un membre de votre entourage de vous prendre en photo (privilégiez les photos en mode « paysage » / « horizontal »), et envoyez 3 photos en suivant les indications suivantes : photo 1 : Je me cache, photo 2 : Je fais le caméléon sur quelque chose, je me fond, j’essaie de disparaître, photo 3 : Je deviens la continuité d’un meuble…Pour regarder les photos déjà envoyées par les jeunes qui étaient en projet avec Edith et le Zef au moment du confinement, et pourquoi pas participer à cette jolie proposition qui s’ouvre à tous.tes ?C’est par ici

© Edith Amsellem
© Edith Amsellem

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Le CDI c’est quoi ?

Né des pratiques d’exploration du Bureau des guides du GR2013 et des habitants marcheurs de la coopérative Hôtel du Nord, le CDI est un lieu d’échange et de réflexions collectives, de textes, podcasts, musiques, films qui résonnent particulièrement avec la situation, ou qui permettent de prendre une tangente.

Il prendra pour l’instant la forme d’une newsletter contributive pour partager des initiatives, des pensées, des textes mais aussi des jeux et des protocoles pour mettre à l’épreuve notre manière d’habiter le monde et en ramener des récits, des dessins, des photos, n’importe quoi. Le CDI est une tentative de poursuivre les aventures commencées tout en réinventant le voisinage dans un monde confiné.

 

Le CDI c’est qui ?

Des habitants, des artistes, des citoyens qui aiment marcher et explorer pour mieux habiter et se relier, et toutes celles et ceux qui le veulent ou le voudront.

 

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